Jean-Guy Talamoni, le 9 décembre 2015. | PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

Elle s’appelle cartula imiegu lucale (la charte locale de l’emploi) et a été signée le 24 mai à Bastia par une quinzaine d’organismes professionnels et syndicaux corses, à l’initiative de Jean-Guy Talamoni, le président indépendantiste de l’assemblée de Corse.

Promesse de campagne des élus nationalistes, cette charte entend faire diminuer le taux de chômage sur l’île, actuellement proche de 10,5 %, en instaurant une préférence locale. Mais la méthode est loin de faire consensus.

Que propose cette charte ?

Le texte établit une liste d’exigences : donner la priorité à l’embauche de Corses ou résidents de l’île, ouvrir des concours régionaux, étendre l’offre de formation en adéquation avec les besoins, valoriser la langue corse comme critère de recrutement…

« Concrètement, cela veut dire que, quand il y a deux propositions pour un emploi, eh bien, à compétence suffisante, les résidents corses seront favorisés », a résumé Jean-Guy Talamoni après la signature du texte.

« Il y a dans certains cas une tendance qui est observable, qui consiste à embaucher à l’extérieur, à des postes qui pourraient être pourvus localement. Compte tenu de la situation de l’emploi en Corse, nous pensons que c’est un phénomène négatif. »

Fruit d’une concertation lancée en mars 2016, rassemblant socioprofessionnels, syndicats et université de Corse, cette charte reste pour l’heure symbolique. « Il s’agit d’un engagement de principe », a confirmé le président de l’Assemblée de Corse, précisant toutefois qu’il s’agit bien, à terme, de « rendre le texte contraignant ». Les entrepreneurs qui la signeront s’engageront pour deux ans.

Est-ce légal ?

Ce premier pas vers une préférence locale répond à une demande formulée depuis des décennies par certains partenaires sociaux, notamment la CFDT-Corsica. Mais la réponse de l’Etat a été immédiate, et pour le moins péremptoire.

« L’implication d’une entreprise dans des actions visant à favoriser ou, au contraire, à restreindre certains types de recrutement, la placerait dans une situation de forte insécurité juridique et l’exposerait à des poursuites civiles et pénales », a écrit dans un courrier le préfet de région, Bernard Schmeltz.

Certaines mesures de la charte, concernant notamment la langue corse, amènent même le préfet à dénoncer une discrimination :

« Seules des dispositions législatives spécifiques peuvent légalement fonder des actes de “discrimination positive”. Il en est ainsi, par exemple, des mesures en faveur des personnes domiciliées dans les quartiers prioritaires de la ville. »

Jean-Guy Talamoni s’est défendu contre ces critiques, assurant que « c’est quelque chose qui ne relève absolument pas d’une approche raciale ou ethnique ».

Mais cette réserve légale est confirmée par MLaura Pommier, avocate au barreau de Poitiers et spécialiste du droit du travail, interrogée par Corse Matin :

« Cette pratique, si elle devait être mise en œuvre, entraînerait un risque réel de discrimination à l’embauche au regard des articles 225-1 et -1 du code pénal, et de l’article 1132-1 du code du travail. »

D’autres chartes similaires en outre-mer…

Les soutiens de cette charte opposent pourtant un argument de poids aux critiques de l’administration française : elle existe déjà en France. En Nouvelle-Calédonie, le principe est même inscrit dans la Constitution, depuis l’accord de Nouméa de 1998 et de sa traduction dans une loi organique en 1999. La Réunion et la Guadeloupe ont adopté, quant à elles, des chartes proposant le même dispositif.

Le premier ministre de l’époque, Manuel Valls, était allé en personne, le 11 juin 2015, signer cette charte à La Réunion, où le chômage était alors de l’ordre de 30 % et flirte avec les 60 % en ce qui concerne les jeunes. Ce texte proposait notamment d’« accompagner les demandeurs d’emploi cadres et les jeunes diplômés pour qu’ils bénéficient des opportunités locales, notamment ceux qui ont fait l’effort de partir pour se former à l’extérieur de l’île ».

Depuis, le taux de chômage a marqué un net recul et s’inscrivait en 2016 à 22,4 % selon l’Insee. Un taux jamais vu depuis 1967. Mais qui est loin d’être imputable au dispositif d’emploi local. Selon l’Insee, cette baisse se justifie principalement par une baisse de la population active, imputable notamment à une démographie moins florissante à La Réunion. Dans le détail, le nombre d’emplois créés en 2016 est même nettement inférieur à 2015.

Jean-Guy Talamoni, dans un discours à l’Assemblée de Corse, a toutefois rappelé que « cette charte réunionnaise a été mise en place sans modifier la Constitution française. » Or, dans ce cas, « l’administration française a consenti à utiliser la notion de “centre des intérêts matériels et moraux” pour favoriser l’emploi local ».

« Certains, peut-être, diront : Mais l’outre-mer, c’est une situation qui est différente de la nôtre. Il ne me semble pas que cet argument soit péremptoire, au regard de la nécessité, dans un cas comme dans l’autre, de lutter contre le chômage en favorisant l’emploi local. Seul le pragmatisme guide notre initiative. »

… Mais aussi en métropole

D’autres exemples de chartes qui prévoient une priorité en fonction de la situation géographique du candidat à l’embauche existent aussi, à plus petite échelle. Depuis début 2016, la Ville de Paris a, par exemple, signé avec sept groupes une charte de développement de l’emploi local.

« Dans cette charte, nous aidons les entreprises à satisfaire leurs besoins en organisant des sessions de recrutement. En échange de notre aide, les entreprises s’engagent à prendre des Parisiens », expliquait ainsi Pauline Véron, adjointe à la mairie de Paris, au Parisien. Parmi les partenaires, on trouve notamment l’entreprise d’agroalimentaire Casino, le groupe Sodexo ou encore Unibail. « Bilan, le taux de demandeurs d’emploi de catégorie A (sans aucune activité) s’établit à 7,8 % à Paris contre 9,7 au niveau national », affirmait encore Pauline Véron.

Enfin, à une échelle encore inférieure, un parallèle est à établir avec la législation en matière de zones franches urbaines-territoires entrepreneurs (ZFU-TE). Certaines entreprises bénéficient en effet d’exonérations fiscales en répondant à plusieurs critères, parmi lesquels celui d’embaucher une main-d’œuvre locale (l’Urssaf parlant d’ailleurs de « condition de résidence »).

Pour Jean-Guy Talamoni, la logique qui a conduit à de telles chartes serait la même en Corse :

« Lorsque les solutions sont bonnes, je ne vois pas pourquoi ce qui est souhaitable pour une île de l’océan Indien ne le serait pas pour une île de la Méditerranée. »

En septembre 2016, le conseiller Jean-Guy Huglo, dans son rapport auprès de la Cour de cassation, avait confirmé qu’« une préférence à l’emploi de salariés locaux, c’est-à-dire en l’espèce, pour la Corse, résidant sur l’île », n’est « pas contraire aux valeurs républicaines, dès lors que le législateur lui-même y a parfois recours, comme en matière de zones franches ». Reste encore à prouver que toute la Corse est une zone géographique souffrant de difficultés d’emploi particulières.

Encore beaucoup d’obstacles à lever

Outre le flou sur l’application légale de ce texte et le bras de fer engagé avec le préfet de Corse, la charte signée le 24 mai est encore loin de faire consensus au sein même du tissu entrepreneurial de l’île.

Le Medef corse s’est ainsi prononcé contre la signature de la charte en raison des contraintes qu’elle impose aux entreprises, considérées comme une entrave à la liberté de recrutement, voire une entrave à l’efficacité des entreprises.

La CGT n’a pas non plus souhaité signer le nouveau texte. Dans les rangs du syndicat, on considère que la mise en œuvre d’une charte pour l’emploi ne réglera pas le problème de la précarité. Pour Jean Michel Biondi, secrétaire CGT pour la Corse-du-Sud, « la corsisation des emplois n’est pas la solution au problème de chômage en Corse. Le chômage nécessite un travail de fond de la part des élus, des décideurs. Le problème de la corsisation des emplois est pour nous un faux problème. »

Mais face aux remous provoqués par la charte, Jean-Guy Talamoni n’entend pas désarmer. Critiquant une « tentative d’intimidation de la part de la préfecture », l’élu nationaliste s’est félicité de voir que cette réponse de l’Etat avait « plutôt motivé les signataires ».