Ses partisans, qui lui reprochaient sa discrétion, sa peine à communiquer, voire son indécision, devraient réjouir. Enfin, leur champion occupe le devant de la scène politique. A l’approche des législatives de juillet, risquées pour le président Macky Sall, le maire de Dakar, Khalifa Sall – sans lien de parenté – est en effet subitement métamorphosé en principal concurrent du chef de l’Etat.

Par quel miracle alors que l’homme est plus silencieux que jamais et que son action à la tête de la capitale est ralentie ? Grâce, sans doute, aux juges qui l’ont envoyé en prison au mois de mars et l’ont soudainement paré, auprès d’une partie de l’opinion publique, de la vertu du martyr politique. A l’heure où les listes de candidatures officielles sont désormais closes depuis mardi 30 mai minuit, Khalifa Sall mènera donc campagne depuis sa cellule.

Il faut se garder des excès. Le Sénégal est l’un des pays d’Afrique qui n’a pas à rougir de son bilan démocratique. Khalifa Sall ne moisit pas depuis son incarcération, le 8 mars, dans un cachot, mais passe ses journées et ses nuits dans une cellule individuelle, dotée d’une salle de bain, dans le carré « VIP » de la prison de Reubeuss, à Dakar. Non loin de celle occupée jusqu’à l’année dernière par une autre célébrité politique, Karim Wade, le fils de l’ancien président sénégalais. « Khalifa [Sall] se porte d’ailleurs très bien, affirme une de ses proches collaboratrices qui le visite régulièrement. On lui a installé un panneau de basket dans la cour. Surtout, il est serein et très combatif. »

Soupçons de clientélisme

Un combat que le maire de Dakar mène sur deux fronts, judiciaires et politiques. La justice qui l’a inculpé de « détournement de deniers publics » lui reproche 2,7 millions d’euros de dépenses non justifiées au détriment de la capitale sénégalaise. Toute l’affaire tourne autour de l’utilisation d’une « caisse d’avance » à la mairie de Dakar, une enveloppe mensuelle destinée à faire face à des situations exceptionnelles. « Cette caisse d’avance est un fonds politique – comme il en existe une à la présidence – pour assurer le paiement de dépenses particulières : dons aux marabouts lors des grandes fêtes religieuses, achats d’urgence de nourriture en cas d’inondation, soins médicaux pour les nécessiteux », explique l’un de ses avocats, Seydou Diagne. Les factures fournies a posteriori n’auraient qu’une utilité comptable sans relation systématique avec l’objet de la dépense. En un mot, un système de fausses factures, illégal, mais justifié par le fait que tous les maires de Dakar avant lui ont agi de la même façon.

Sauf que l’opacité de l’utilisation de ces fonds ouvre la porte aux soupçons de clientélisme et d’enrichissement personnel. Perfidement, Abdoulaye Wilane, le porte-parole du Parti socialiste, formation avec laquelle Khalifa Sall est entré en dissidence, glisse que « les enfants, ça coûte cher », sous-entendant que l’argent de la mairie a peut-être fini dans les poches de Khalifa Sall. « Pour payer des études à l’étranger ?, demande Abdoulaye Wilane. Dire que tout le monde vole n’est pas une excuse ni un bon argument si l’on a l’ambition de devenir président. »

Né il y a soixante et un ans dans une famille modeste, fils d’une vendeuse de couscous et d’un commerçant, Khalifa Sall est le père d’une famille nombreuse de dix enfants issus de trois femmes successives dont il a divorcé. « Mais à la différence d’autres hommes politiques, il n’a pas la réputation d’aimer l’argent plus que tout », affirme Madiambal Diagne, directeur général du Quotidien, habituellement plutôt critique envers le maire.

Loin du bling-bling

Loin du bling-bling de certains hommes politiques sénégalais, la vie privée de Khalifa Sall, est frappée du sceau de la discrétion. A l’image de sa dernière épouse, l’éditrice franco-sénégalaise Gaëlle Sall, qui soutient son époux dans son épreuve carcérale mais se garde de toute déclaration ou contact avec la presse. « Elle le soutient indéfectiblement mais refuse d’aller le voir en prison. Elle sait qu’il n’est pas à sa place là-bas donc elle n’y va pas et il partage cette décision », confie l’une de ses proches.

L’évocation d’un éventuel enrichissement personnel vise à décrédibiliser un homme qui a bâti sa réputation sur la probité – il fut le premier homme politique sénégalais à faire sa déclaration de patrimoine – et la transparence de sa gouvernance à la mairie de Dakar. « Son bilan à la mairie de Dakar n’est pas mauvais, reconnaît d’ailleurs Madiambal Diagne. Il a amélioré la gouvernance, la voirie et accompli un vrai travail social. » C’est fort de ce bilan que le maire de Dakar occupe depuis 2012 la fonction de secrétaire général de l’Association internationale des maires francophones (AIMF), présidée par Anne Hidalgo, qui a exprimé sa « solidarité » avec le prévenu et appelé la justice sénégalaise à lui « garantir un procès équitable ».

En attendant, ses avocats sont parvenus à lui éviter un premier écueil. Ils ont introduit un recours auprès de la cour d’appel, estimant que l’Inspection générale de l’Etat – un service rattaché directement à la présidence de la République – n’a pas la compétence pour enquêter sur une autorité locale élue. Cette démarche a un double avantage. Si l’argument est retenu, il permettra d’invalider la procédure. Parallèlement, dans l’attente d’une décision, il suspend la procédure et retarde donc la tenue d’un procès.

L’intérêt, là, est politique. Il écarte le risque d’une condamnation associée à une période d’inéligibilité alors que la bataille pour les législatives du 30 juillet est lancée. Et Khalifa Sall entend bien la mener. Enfin, soufflent ses supporteurs. « Trop longtemps, on a eu le sentiment que Khalifa Sall attendait que les autres fassent son bonheur sans qu’il ne prenne de risque », observe Madiambal Diagne.

Brusque surexposition

Il aura fallu son emprisonnement pour que Khalifa Sall sorte vraiment du bois et rompe avec le Parti socialiste, sa formation de toujours à laquelle il reproche de trop coller à la politique du président. Du coup, son taux de notoriété a fait un bond, notamment à l’extérieur de Dakar. Paradoxalement, cette brusque surexposition donne l’impression qu’il est un homme nouveau sur la scène politique, lui, l’apparatchik du PS qui dirigea les jeunesses socialistes, mais prenait soin d’œuvrer dans l’ombre. « C’est un légaliste, explique l’un de ses proches, il a d’abord voulu agir au sein du parti discrètement pour ne pas handicaper le PS mais il n’est pas parvenu à déboulonner Tanor Dieng [le secrétaire général du PS] ni à rajeunir le parti. »

Cela fait pourtant des années qu’on glisse son nom comme un éventuel présidentiable. Sans que lui-même ne l’ait jamais dit. Cette ambition qu’on lui prêtait remonte à son élection à la mairie de Dakar, en 2009. Le retentissement de cette victoire est alors moins lié au charisme tiède du vainqueur qu’à la personnalité de son adversaire : Karim Wade. Le fils du président de l’époque, Abdoulaye Wade, est alors au sommet de sa gloire. Surnommé « le ministre du ciel et de la terre », ce trentenaire cumule alors de hautes fonctions au gouvernement dans l’ombre de son père.

La mairie de Dakar apparaît alors comme le deuxième étage de la fusée qui doit inévitablement faire succéder le fils au « vieux », comme on surnomme le président. Mais la capsule va exploser au décollage. Battu à Dakar, Karim Wade entre ensuite dans le collimateur de la justice, immédiatement après la défaite de son père à la présidentielle de 2012. Le plan d’Abdoulaye Wade se fracasse sur Macky Sall, son ancien premier ministre, qui a bâti son succès sur la division de l’opposition et un slogan, « Tout sauf Wade », promettant d’assainir la vie publique. Karim Wade est ainsi condamné en 2014 à six ans de prison pour enrichissement illicite. Libéré deux ans plus tard, le quadragénaire ronge, depuis, son frein au Qatar.

Un futur face-à-face inattendu

Dans son cas comme dans celui de Khalifa Sall, leurs partisans dénoncent l’instrumentalisation politique de la justice. L’objectif du pouvoir, selon eux, serait de neutraliser d’éventuels concurrents politiques. La lutte contre la corruption semble en effet sélective alors que les rumeurs d’enrichissement personnel plombent l’entourage du président.

L’argument porte, appuyé par la propension du pouvoir à interdire depuis deux ans les manifestations de l’opposition. A tel point que le Parti démocratique sénégalais (PDS) d’Abdoulaye Wade, les dissidents socialistes de Khalifa Sall et le mouvement de jeunes contestataires de Y’en à marre ! se sont retrouvés récemment sur la même scène pour dénoncer les dérives antidémocratiques du régime de Macky Sall. Une chose inimaginable il y a encore peu de temps.

Manifestation contre la corruption et l’instrumentalisation par le pouvoir de la justice, le 19 mai 2017, à Dakar. | SEYLLOU / AFP

Au final, Khalifa ne sera pas parvenu à unifier l’opposition derrière lui. Le PDS d’Abdoulaye Wade présentera sa propre liste aux législatives du 30 juillet, sans doute pour mieux préparer le retour au pays de Karim Wade. L’ironie serait alors que le maire embastillé croise à nouveau le chemin politique de Karim Wade à la présidentielle de 2019. Macky Sall pourrait alors voir face à lui deux hommes dont la côte de popularité s’est envolée durant son septennat grâce à leur séjour derrière les barreaux.