Simona Boo (à g.) et Petra Magoni, qui interprète le Don Gionnani de l’Orchestra di piazza Vittorio. | Loll Willems

L’un quitte son Brésil natal à 20 ans, assoiffé d’ailleurs. A bord d’un bateau de croisière, direction l’Italie, il roucoule pour les passagers, voix suave sur guitare sèche. L’autre fuit la Tunisie, dont la police voit d’un mauvais œil les chanteurs soufis, et rejoint l’Italie, où il chante dans les mariages et les restaurants. Près de vingt ans plus tard, les deux hommes sont réunis dans un élégant ­immeuble du XVIe siècle, siège de l’Académie philharmonique de Rome, une des plus anciennes institutions musicales italiennes.

Après un début de carrière difficile, dans un pays dont ils maîtrisaient à peine la langue, Evandro Cesar Dos Reis et Houcine Ataa ont ­intégré L’Orchestra di piazza Vittorio (OPV), une aventure qui rassemble des musiciens du monde entier et dont le succès dépasse les frontières italiennes. En quinze ans d’activité, les membres de l’OPV, originaires de dix pays et parlant neuf langues, ont donné près de 800 concerts sur les cinq continents, de New York à Buenos Aires, de Tunis à Istanbul ou Amsterdam.

Platanes et magnolias

Mais c’est bien à Rome que tout a commencé, sur la place Vittorio Emanuele II. Nous sommes en 2002, et le musicien Mario Tronco, attiré par le faible coût des loyers, s’installe dans l’Esquilino, quartier multiethnique qui se ­déploie autour des platanes, palmiers et magnolias peuplant la place. « Combien de musiciens se cachent parmi tous ces migrants ? », se demande le compositeur tandis qu’il se promène dans le jardin, séduit par la diversité qui résonne dans le quartier.

« Je voulais créer un orchestre qui puisse aborder tous les genres, sans jamais en être l’esclave. » Mario Tronco

Surgit alors une idée babélienne, celle d’un ­orchestre formé par les musiciens issus de tous les pays et de tous les genres musicaux. Secondé par le réalisateur Agostino Ferrente, qui décide de transformer ce projet en documentaire, ­Mario Tronco enfourche sa Vespa et arpente les rues de l’Esquilino à la recherche des musiciens cachés : « Dans une période tendue, juste après les attentats du 11-Septembre, c’était presque un manifeste politique : prouver que le mélange des cultures produit de la beauté. Le rock’n’roll, le jazz, le blues, toutes les dernières révolutions artistiques sont l’expression d’une culture métissée. Je voulais créer un orchestre qui puisse aborder tous les genres, sans jamais en être l’esclave. »

Le potentiel est là : dans les rues, dans les bars, Mario Tronco rencontre de nombreux talents. Mais l’adhésion au projet est difficile car, sans permis de séjour et sans vrai travail, la plupart de ces musiciens peinent à gagner leur vie. C’est un coup de fil qui sauve le projet du naufrage. Monique Veaute, fondatrice du festival ­Roma­europa, a eu vent de l’initiative et propose à ­Mario Tronco un contrat. « Elle croyait que ­l’orchestre existait déjà alors qu’on n’avait que trois musiciens, deux Italiens et un Cubain. Mais l’occasion était trop belle et mon instinct méridional m’a suggéré de profiter de ce malentendu pour la bonne cause : je lui ai fait croire qu’on était prêts. On a signé le contrat en mai, pour un concert prévu en novembre avec 21 musiciens », raconte le compositeur napolitain, claviériste du groupe Avion Travel de 1980 à 2005 au côté du chanteur Peppe Servillo – frère de l’acteur Toni Servillo, dont il est proche.

Tabla indien

S’enchaînent des mois frénétiques. Trouver des musiciens n’est plus un problème maintenant que les répétitions sont rémunérées. L’appartement de Mario Tronco est envahi par les candidats, dont « des faux musiciens qui ­venaient en espérant se faire un peu d’argent ! Mais parmi tous ces gens, on a trouvé des perles ». Encore faut-il que tous puissent communiquer. « Certains ne parlaient même pas italien, on n’arrivait pas à se comprendre », se souvient Houcine Ataa, qui rejoint l’orchestre à ce moment-là.

Il s’agit enfin d’écrire pour des instruments qui vont de la kora africaine au piano en passant par le tabla indien. Mario Tronco fait appel à son ami Leandro Piccioni, compositeur, pianiste et arrangeur d’Ennio Morricone. Ensemble, ils planchent sur les partitions de l’orchestre. Pari réussi : le 24 novembre 2002, le concert de l’OPV clôt le festival Romaeuropa. Pour la formation, ce n’est que le début d’une grande aventure ­humaine, qui a donné lieu à des mariages, des enfants, des amitiés et quelques bisbilles aussi.

« On fait des milliers de kilomètres en car tous ensemble, ça laisse le temps de discuter. La foi fait partie des arguments qui reviennent souvent et donnent lieu à des controverses, sur le rapport avec les femmes, sur le concept de pardon, sur le doute. On s’est dit qu’on devait en faire quelque chose », positive Tronco. L’album Credo, basé sur des textes écrits par le poète et prêtre portugais José Tolentino Mendonça, est le fruit de ces échanges. Cet oratoire interreligieux n’est pas du goût de tout le monde : à Vicence, dans le nord de l’Italie, un curé a refusé que l’orchestre se produise dans son église.

Voix féminine

L’OPV n’a pas pour autant perdu son envie de sortir des sentiers battus. Leur nouvel opéra, une variante contemporaine de Don Giovanni, revisite le mythe du XVIIIe siècle en l’insérant dans un décor au goût des années 1920, type Cotton Club. L’idée a séduit Dominiqu ­Delorme, directeur des Nuits de Fourvière, qui accueillent cette année l’OPV pour la troisième fois : « Des musiciens issus de tous les coins du monde qui s’approprient une œuvre bourgeoise du patrimoine culturel occidental pour en faire une œuvre universelle, c’est passionnant. »

L’OPV n’en est pas à ses premières armes avec le répertoire classique : il s’est déjà attaqué à La Flûte enchantée et à Carmen. « J’imagine que l’opéra est une fable transmise oralement dans les pays des musiciens. Je leur apprends un air et ils le restituent de façon pas tout à fait correcte ; on transforme alors ces erreurs en partitions, et c’est comme si l’air était né dans leur pays d’origine », explique Mario Tronco.

Pour Don Giovanni, la méthode diffère quelque peu. Le chef de l’OPV a fait du libertin mozartien un personnage androgyne et l’a confié à une voix féminine : « Après avoir passé quinze ans à abolir les frontières géographiques, frime-t-il dans un sourire, j’ai voulu repousser les limites de la sexualité. »

« Don Giovanni », par L’Orchestra di piazza Vittorio, mardi 13, mercredi 14 et jeudi 15 juin, à 22 heures, au Grand Théâtre de Fourvière. Plein tarif : 28 € ; jeunes : 23 € ; pass : 21 €.

Cet article est extrait d’un supplément réalisé en partenariat avec Les Nuits de Fourvière.