STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Tandis qu’avait lieu le sommet du G7, dans la ville antique de Taormine, deux jeunes dirigeants occidentaux se découvraient une amitié nouvelle sous le soleil sicilien. Emmanuel Macron et Justin Trudeau ont discuté, se sont promenés et ont pris la pose dans un cadre bucolique ayant pour toile de fond la mer Méditerranée.

Les images de la « bromance » (mot-valise composé de l’abréviation de « brother », « frère » en anglais, et de « romance ») franco-canadienne ont provoqué la frénésie sur les réseaux sociaux avant d’être reprises sur les sites grand public, occultant parfois les grands enjeux traités lors de ce rendez-vous diplomatique de haute volée. Les équipes des deux hommes ont relayé les clichés et les vidéos sur leurs comptes officiels respectifs.

Cet art du storytelling, cette façon d’imposer ses photos officielles dans la couverture médiatique et de se mettre en scène sur les réseaux sociaux, est la marque de fabrique des dirigeants politiques modernes. Barack Obama, qui pose torse nu et souriant sur une plage hawaïenne, ou les exploits « virils » de Vladimir Poutine, chevauchant en Sibérie, ont donné le ton. Emmanuel Macron, qui a repris l’idée du photographe officiel et de la com’ cadenassée, suit l’exemple. Mais personne ne l’a exploité autant que le premier ministre canadien.

Une stratégie de communication 2.0

Dès sa campagne électorale victorieuse de 2015, les observateurs de la politique canadienne notaient que Trudeau apparaissait le plus souvent dans les médias en « mode selfie » plutôt qu’en posture officielle. Sa communication repose sur une mise en scène perpétuelle et est particulièrement orientée vers les réseaux, car c’est sur ce terrain qu’il peut atteindre l’électorat jeune.

Vu de l’étranger, le mandat de Justin Trudeau se résume parfois à des photos léchées, prises par son photographe attitré, ou improvisées, relayées par la presse ou ses comptes officiels soigneusement organisés : messages brefs et bilingues pour ses 3 millions d’abonnés Twitter, images et vidéos bilingues pour les 4 millions de Facebook, photos plus intimes et familiales sur Instagram. On voit le dirigeant canadien torse nu dans la nature, enlacer des pandas…

… ou accueillir en personne les premiers des 25 000 réfugiés syriens autorisés à se rendre au Canada…

MARK BLINCH / REUTERS

… ou interrompre un mariage à son insu et se faire photographier avec les mariés…

… ou encore jouer avec son fils.

Mais, comme pour le G7, cette communication omniprésente et parfaitement calculée peut opportunément masquer le fond. Se présentant comme féministe, multiculturaliste, pacifiste, progressiste, le premier ministre canadien doit encore, après presque deux ans de pouvoir, faire avancer des dossiers sensibles qu’il a promis de régler, comme la défense de l’environnement, les débats économiques et sociaux ou encore les enjeux des populations autochtones.

Lire (en édition abonnés) : Dans la tête de Justin Trudeau

L’image et l’émotion

Ses électeurs ne tiennent pas trop rigueur à leur premier ministre de sa communication particulièrement extravertie. « Pour les Canadiens, l’utilisation de son image par Trudeau n’est pas vue comme un ego trip à la Donald Trump, mais comme une façon normale d’exprimer les points de vue de son parti politique », constate Frédéric Boily, professeur en sciences politiques au campus Saint-Jean à l’université de l’Alberta.

Cette façon de se mettre en avant existait déjà chez son prédécesseur, le conservateur Stephen Harper. Il n’a pas connu le même succès, faute d’avoir le même charisme. Justin Trudeau, lui-même fils de premier ministre, l’a assimilé, faisant de son charme une force première et « passant maître dans l’art de cette propagande émotive », explique Marc Chevrier, professeur de science politique à l’université du Québec à Montréal.

« Distribuer son visage en grand seigneur dénote à la fois une absence de pudeur prononcée vis-à-vis de soi et la volonté de séduire autrui. C’est jouer le “miracle du corps instantané”, immédiatement disponible à autrui, par l’illusion de la présence du corps du chef politique disséminé dans les réseaux sociaux. »

GIOVANNI ISOLINO / AFP

Cette utilisation frénétique de son image compense aussi « des talents oratoires peu développés », selon l’expression de Frédéric Boily, une façon de dire que « la promotion de son image » masque une « déficience » en français.

L’autre façon d’analyser la méthode Trudeau est résumée par le journaliste Jesse Brown dans un éditorial du Guardian datant d’octobre 2016. Le premier ministre canadien joue le rôle d’un rempart contre les mauvaises nouvelles dans la vie quotidienne de ses électeurs, comme un mème qui divertirait le temps d’un instant. Justin Trudeau est « l’équivalent d’une vidéo de chien sur YouTube ».

« Chaque semaine, Trudeau donne aux médias un autre moment mémorable, nos fils Facebook sont inondés par les photos de l’adorable homme d’Etat en train de câliner des pandas, d’enlacer des réfugiés, ou de se faire accidentellement photographier torse nu dans la nature. »

Les promesses non tenues sont moins virales

On pourrait croire que le mandat de Justin Trudeau se passe sans encombre si on ne se fie qu’aux canaux de communications officiels. Les accrocs politiques, les concessions et les promesses non tenues sont moins viraux que les belles images lisses et les messages d’intégration. Ils existent pourtant :

Une politique écologique contredite dans les faits. Une des promesses électorales de Justin Trudeau lorsqu’il est arrivé au pouvoir était de mettre en place une vraie politique écologique dans un pays qui a toujours eu un rapport difficile avec son exploitation du pétrole. En 2015, lors de la COP21, il s’était engagé auprès de ses homologues à lutter contre le réchauffement de la planète mais n’a pas révisé les modestes objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre du précédent gouvernement. Il a aussi approuvé le projet d’oléoduc très controversé Keystone XL, reliant la province de l’Alberta et les Etats-Unis.

L’affaire de la vente de véhicules blindés militaires à l’Arabie saoudite. Un contrat pour 15 milliards de dollars canadiens avait été signé en 2014. Malgré les critiques des associations de défense des droits humains, M. Trudeau a maintenu le contrat sous le prétexte que le Canada est un pays « qui respecte ses engagements. » Le Canada est, par la même occasion, passé du 6e rang en 2014 au 2e rang en 2015 dans le classement des pays exportateurs d’armes au Moyen-Orient.

Canada's Prime Minister Justin Trudeau (L) poses with airport staff as they await Syrian refugees to arrive at the Toronto Pearson International Airport in Mississauga, Ontario, December 10, 2015. After months of promises and weeks of preparation, the first planeload of Syrian refugees was headed to Canada on Thursday, aboard a military plane to be met at Toronto's airport by Trudeau. REUTERS/Mark Blinch | MARK BLINCH / REUTERS

La réforme du mode de scrutin électoral. C’était la promesse phare du gouvernement libéral. Le motif invoqué pour son abandon a été l’absence de consensus. Ce qui, pour le député néodémocrate Alexandre Boulerice, est « un mensonge » et « un manque de respect envers les gens » :

« A partir du moment où les libéraux gagnent avec 39 % du vote, qu’ils obtiennent 55 % des sièges et 100 % du pouvoir, ils ne voient plus la nécessité de changer un système électoral qui les a avantagés. »

Pour l’universitaire Frédéric Boily, la lune de miel entre le Canada et son premier ministre est bel et bien terminée, même si Justin Trudeau reste « encore très fort dans les sondages et les intentions de vote ». Le vide politique dont il a profité depuis son élection est en train de se résorber. Le Parti conservateur vient d’élire un nouveau chef pour mener l’opposition. A 38 ans, Andrew Scheer a sept ans de moins que le premier ministre, mais semble bien moins versé que lui dans les moyens de communication modernes.