Un entrepôt de Monsanto à Charata (province du Chaco, Argentine). | ALVARO YBARRA ZAVALA

Pour sauver le glyphosate, son pesticide phare, la firme américaine Monsanto a entrepris de démolir, par tous les moyens, le Centre international de ­recherche sur le cancer (CIRC), l’agence des Nations unies contre le cancer, qui l’a classé « cancérogène ». Stéphane Foucart et Stéphane Horel, les auteurs de cette enquête sur les « Monsanto Papers », ont répondu aux questions des internautes lors d’un tchat.

Lire le deuxième volet de l’enquête : « Monsanto Papers », la bataille de l’information

Raoul : Qu’est-ce que le glyphosate ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : Le glyphosate est une molécule pourvue de propriétés herbicides. Elle est la molécule la plus utilisée au monde, et est notamment le composant principal du célèbre désherbant Roundup, commercialisé par Monsanto. Il faut bien avoir à l’esprit que le glyphosate seul est peu efficace. Les formules commerciales de la molécule contiennent des surfactants, des additifs qui rendent le produit plus actif.

Un curieux : Est-ce que Monsanto est le seul à commercialiser le glyphosate ou s’agit-il d’une substance courante ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : Le brevet détenu par Monsanto sur le glyphosate est tombé dans le domaine public au début des années 2000, et cette molécule est désormais la plus utilisée au monde – près de 825 000 tonnes pour l’année 2014. Une centaine de sociétés l’utilisent dans quelque 130 pays. Le glyphosate et son principal produit de dégradation, l’AMPA, sont les pesticides ou résidus de pesticides les plus couramment détectés dans l’environnement.

Sophie : Le lien entre le glyphosate et le cancer est-il désormais établi scientifiquement ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : Pour les scientifiques, il existe plusieurs niveaux de preuves. Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), l’agence de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) chargée de faire l’inventaire des causes de cancer, considère, à partir de la littérature scientifique publiquement accessible, que :

. le glyphosate est génotoxique (il endommage l’ADN) ;

. il est cancérogène pour les animaux de laboratoire (généralement des rongeurs) ;

. il est « probablement cancérogène » pour l’homme.

Cela signifie que les preuves épidémiologiques, si elles existent, sont insuffisantes pour conclure avec une totale certitude. Plusieurs études suggèrent, de manière rétrospective, un lien entre une exposition de travailleurs agricoles au glyphosate et un cancer du sang. Mais les études rétrospectives sont moins solides que les études prospectives. A ce jour, aucune étude prospective n’a pu montrer un tel lien : la seule étude susceptible de le faire – l’Agricultural Health Study – n’a pas permis de suivre les individus suffisamment longtemps pour le savoir. Et les agences réglementaires ont une évaluation différente de celle du CIRC.

Matthieu : Le fait de manger bio permet-il de s’assurer de ne pas ingurgiter de glyphosate ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : Oui, dans la mesure où l’agriculture biologique n’utilise pas de pesticides de synthèse, comme le glyphosate (bien qu’elle en utilise d’autres…). Cependant, le risque cancérogène par voie alimentaire n’est pas démontré, ni même suggéré : ce sont surtout les travailleurs agricoles, ceux qui se chargent d’appliquer le produit (les jardiniers, par exemple), et les populations riveraines qui sont exposées. Qui plus est dans les pays où les épandages aériens sont autorisés (ce qui n’est pas le cas dans l’Union européenne).

Olympe : Pensez-vous que le glyphosate soit une molécule indispensable à l’agriculture d’aujourd’hui et qu’il pourrait être remplacé ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : C’est une question très intéressante. En France, des travaux d’agronomes et d’écologues du CNRS et de l’INRA, cherchent actuellement à mesurer le gain réel, en matière de rendements agricoles et de rentabilité économique des exploitations, de l’usage des herbicides. Les résultats sont étonnants, et suggèrent que ce gain est faible, parfois même inexistant comme nous l’avons raconté dans deux articles parus dans Le Monde en juin 2016 (« Agriculture : et si on produisait plus avec moins de pesticides et d’engrais ») et au début de l’année (« Agriculture : pourquoi la réduction des pesticides est possible »).

Esteban : Pourquoi vous concentrez-vous sur le glyphosate alors que des substances beaucoup plus problématiques, comme le chlorpyriphos, sont encore sur le marché ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : Les journaux produisent de l’information et ne calculent pas l’intensité de leur couverture, sur ces sujets, en fonction des risques sanitaires que présente telle ou telle molécule. Cela fait partie des biais propres à la couverture de l’actualité par les médias, et c’est tout à fait légitime de le souligner. Notre travail a plutôt consisté, dans le cas présent, à documenter une stratégie d’influence déployée par une grande entreprise, pas à évaluer les risques sanitaires réels de son produit phare.

Cela étant dit, le chlorpyriphos est une substance dont le dossier est indéfendable, et elle est toujours autorisée en Europe. Le Monde l’a déjà évoquée dans plusieurs articles, qui donnent quelques éléments d’appréciation :

Maxou : Est-il vrai que le CIRC a également classé cancérogènes la viande rouge et la charcuterie ? Cela a-t-il renforcé le travail de sape de Monsanto ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : Oui ! Le CIRC a classé les viandes transformées (charcuteries, etc.) « cancérogènes pour l’homme » et la viande rouge (en fait, toutes les viandes de mammifères, y compris les viandes dites « blanches ») « cancérogènes probables ». C’est un angle d’attaque fréquemment utilisé par l’industrie pour tenter de disqualifier l’avis du CIRC sur d’autres substances, et en particulier sur le glyphosate. Mais le CIRC ne dit pas qu’il ne faut pas consommer de viande : il évalue simplement les données scientifiques sur son potentiel cancérogène. C’est une information qu’on peut juger utile d’avoir, pour choisir de manière éclairée son régime alimentaire. Différence de taille : les travailleurs agricoles ou les riverains d’exploitations – voire les consommateurs – ne peuvent généralement pas contrôler leur exposition au glyphosate…

Jordan : Y a-t-il des projets de loi actuellement en discussion au Parlement européen visant à interdire, réduire ou contrôler l’usage du glyphosate ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : Au niveau européen, l’enjeu est aujourd’hui la question de la réautorisation (ou pas) du glyphosate pour dix ans. C’est la Commission européenne qui gère le dossier.

Alyaji : Comment se fait-il que l’exécutif européen se laisse si facilement influencer par les lobbies de l’agrochimie ? Qu’a-t-il à y gagner ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : Il ne s’agit pas de l’exécutif européen à proprement parler, mais des agences réglementaires et scientifiques qui examinent les données sur le glyphosate. L’influence s’exerce souvent de manière très subtile, y compris en matière de science, et les gens n’ont pas forcément quelque chose à y gagner. Il existe une boîte à outils pour manipuler la science, développée par l’industrie du tabac à partir des années 1950 et recyclée par les industriels des secteurs de l’agrochimie, de la chimie, de l’énergie, de l’amiante, etc. Ces outils permettent d’entretenir le doute sur l’évidence scientifique et de retarder les décisions réglementaires.

Tolstoievski : Que peut-on espérer comme suite à cette affaire après votre enquête ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : C’est toujours difficile de savoir ce que peut être l’impact d’un travail journalistique… On peut espérer que cette lumière jetée sur les stratégies d’une grande firme permettra aux décideurs et aux agences réglementaires d’être conscientes de certaines pratiques…

Pressions et intimidations : Avez-vous fait l’objet de pressions depuis hier, et vous attendez-vous à en subir dans les prochains jours ? A titre personnel, appelez-vous à ce que le glyphosate soit interdit ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : Oui, nous sommes régulièrement la cible, notamment sur Internet, de propos calomnieux, de diverses accusations infondées, qui vont bien au-delà de la critique constructive à laquelle nous sommes bien sûr ouverts. Nous n’avons pas à appeler à quoi que ce soit à titre personnel, notre métier est simplement d’informer, y compris les décideurs.

Bence : Combien de temps a pris votre enquête ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : C’est un travail de longue haleine, que nous poursuivons et qui est rendu possible par le fait que nous travaillons, l’un et l’autre, depuis de nombreuses années, sur des sujets connexes.

Bertrand : Où le citoyen lambda peut-il trouver une information fiable sur les méfaits des pesticides ?

Stéphane Foucart et Stéphane Horel : Dans Le Monde et sur LeMonde.fr 😉

Faut-il interdire le glyphosate ?
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