Des agents des forces de sécurité, à Londres, dimanche 4 juin 2017, après l’attentat survenu la veille. | YUI MOK / AP

L’attentat à Londres samedi 3 juin — le troisième au Royaume-Uni en trois mois, après Westminster, le 22 mars (quatre morts), et Manchester, le 22 mai (vingt-deux morts) — a été perpétré cinq jours avant des élections législatives cruciales, jeudi 8 juin, sur fond de négociations à venir sur le Brexit avec l’UE. Notre correspondant à Londres Philippe Bernard fait le point sur l’enquête et sur la situation politique au Royaume-Uni.

Jeanmar : Connaît-on l’identité des terroristes et sont-ils des soldats de l’organisation Etat islamique (EI) ?

Philippe Bernard : Scotland Yard a annoncé qu’il connaissait les identités et les rendrait publiques « dès que ce serait opérationnellement possible ». Selon des sources sécuritaires à Dublin, l’un des assaillants portait une pièce d’identité émise par la République d’Irlande. L’organisation Etat islamique a revendiqué l’attentat dimanche soir, mais rien, à ce stade, ne permet de connaître le degré de sérieux de cette revendication.

Etienne : L’Angleterre semble être devenue une cible privilégiée de l’EI ces derniers mois. Est-ce le fruit du hasard que trois attaques aient eu lieu en si peu de temps dans un même pays ou y a-t-il eu des consignes particulières des dirigeants de l’EI ? Cela reflète-t-il de véritables failles dans la sécurité intérieure britannique ?

Philippe Bernard : Effectivement, le Royaume-Uni a été visé par trois attaques terroristes en soixante-treize jours (sur le pont de Westminster, le 22 mars ; à Manchester, le 22 mai ; sur le London Bridge, le 3 juin), qui ont causé au total la mort de trente-trois personnes. Rien, pour l’instant, si ce n’est la chronologie, ne corrobore l’hypothèse d’une stratégie visant spécifiquement le pays. Theresa May a déclaré que les trois attentats n’étaient pas reliés par un réseau, mais seulement par « l’idéologie islamiste ». Les Britanniques, qui se vantaient jusqu’alors d’avoir les meilleurs services de renseignement du monde, en doutent désormais. Le fait que plusieurs des auteurs aient fait, dans le passé, l’objet d’un signalement à la police sans effet notable, est évidemment au cœur du débat actuel, à trois jours d’élections législatives cruciales, jeudi 8 juin.

Thomas : Le Royaume-Uni combat-il l’Etat Islamique sur le terrain ?

Philippe Bernard : Le Royaume-Uni participe aux frappes en Syrie, à l’instar de la France, et plusieurs centaines de ses ressortissants sont allées faire le djihad en Syrie. Sur les huit cent cinquante Britanniques partis combattre, le tiers serait mort et la moitié serait revenue avec souvent des connaissances en matière d’explosifs.

Nicolas : Au-delà des mots (« enough is enough »), quels sont les leviers concrets sur lesquels Theresa May peut encore jouer pour combattre le terrorisme sur le sol britannique ?

Philippe Bernard : En 2015, le gouvernement du conservateur David Cameron, dont Theresa May était ministre de l’intérieur, a tenté, en vain, de faire voter une loi plus répressive en matière de lutte contre le terrorisme. Il a largement échoué, non seulement à cause de son alliance avec les libéraux-démocrates, ardents défenseurs des libertés publiques, mais parce que son projet heurtait le principe de liberté d’expression, auquel les Britanniques sont viscéralement attachés. Le texte visait à incriminer « l’extrémisme non violent », autrement dit les discours appelant à la haine tenus par des gens qui ne sont pas passés à l’acte. Les réticences politiques et l’impossibilité de s’accorder sur une définition juridique de cet « extrémisme non violent » ont eu raison de ce projet de loi. C’est probablement ce type de texte que Theresa May va relancer. Par ailleurs, le rôle des réseaux sociaux dans la diffusion de messages haineux constitue une autre des cibles de la première ministre.

Nils : De nouvelles mesures vont-elles être appliquées au Royaume-Uni en plus de celles déjà mises en place après l’attaque de Manchester ?

Philippe Bernard : Le déploiement de policiers armés va être amplifié, mais le niveau d’alerte antiterroriste a été maintenu au niveau « severe » (« grave » ; quatrième des cinq échelons dans l’ordre croissant de gravité). Juste après l’attentat de Manchester, il avait été porté pendant quarante-huit heures au niveau « critique », le niveau le plus élevé.

Diadorim : La politique sécuritaire était-elle au cœur de la campagne ? Y a-t’il une « union sacrée » ?

Philippe Bernard : Elle ne l’était nullement jusqu’à l’attentat du London Bridge. Même l’attaque à la sortie d’un concert à Manchester, le 22 mai, n’avait pas produit cet effet. Mais il semble que les choses changent depuis samedi soir. Dans son discours solennel devant le 10 Downing Street dimanche matin, Theresa May a annoncé que la campagne électorale était suspendue jusqu’à lundi, mais son discours lui-même avait une forte teneur électorale. « Cela suffit, les choses doivent changer », a déclaré la première ministre en annonçant un durcissement de la politique de prévention et de répression de l’islamisme, des peines aggravées en matière de terrorisme et des mesures visant les réseaux sociaux diffusant des messages de haine. En face, le leader du Labour, Jeremy Corbyn, met en cause la complaisance de Mme May envers l’Arabie saoudite, accusée de financer le djihadisme, ainsi que les mesures d’austérité qui se sont traduites par la suppression de vingt mille postes de policier. « May veut protéger le public au rabais », a-t-il affirmé.

Locrie : Est-ce que le Brexit qui approche pourrait freiner la coopération entre les polices européennes et l’Angleterre en matière d’antiterrorisme ?

Philippe Bernard : Les discussions sur le Brexit entre Londres et les Vingt-Sept doivent effectivement débuter le 19 juin à Bruxelles. La coopération entre les services de police et de renseignement ne dépend pas de l’Union européenne (UE) et n’est donc pas remise en cause par le Brexit. Mais le divorce d’avec l’UE risque de priver les Britanniques de trois instruments essentiels : Europol (un office de police criminelle qui facilite l’échange de renseignements entre les polices nationales au sein de l’UE) ; le mandat d’arrêt européen ; et l’accès au service d’information Schengen (un fichier informatique où les différents services de sécurité peuvent consulter ou enregistrer des informations sur des personnes ou des objets). Mais les Européens ont, eux aussi, à perdre du départ des Britanniques, qui fournissent de nombreux renseignements. Theresa May le sait et elle négociera pied à pied sur ce point, tentant de monnayer les renseignements britanniques contre d’autres avantages, commerciaux par exemple.

Louis : Les Britanniques pensaient que l’espace Schengen facilitait les attentats en Europe continentale, et Mme May avait même fait de la sécurité une monnaie d’échange pour les négociations avec l’UE sur le Brexit. Les récentes attaques terroristes sont-elles de nature à faire changer leurs vues sur l’Europe, voire même sur le Brexit ?

Philippe Bernard : C’est une question politique essentielle. Lorsque les attentats visaient seulement le « continent » (France, Belgique, Allemagne, etc.), la plupart des Britanniques y voyaient la confirmation de la déchéance du projet européen et de son « espace sans frontières ». Ils se pensaient protégés par leur non-appartenance à l’espace Schengen (accords sur la libre circulation des personnes entre les Etats signataires), par l’insularité et par l’excellence de leurs services de renseignement. Cette rhétorique a largement nourri le vote en faveur du Brexit. Aujourd’hui, la réalité s’impose et chacun peut voir qu’il n’en est rien. Mais le lien entre Brexit et lutte contre le terrorisme reste absent de la campagne électorale pour les législatives du 8 juin, car aucun des protagonistes n’a intérêt à le soulever. Theresa May prône un hard Brexit (un « Brexit dur ») qui risque précisément d’affaiblir l’antiterrorisme. Son adversaire du Labour Jeremy Corbyn cherche, quant à lui, à parler le moins possible du Brexit, qui divise profondément ses électeurs. Il préfère dénoncer l’austérité et les dysfonctionnements des services publics, comme les écoles ou les hôpitaux.

Lucille : Certains commentaires pointent la politique communautariste anglo-saxonne comme étant en partie responsable de la recrudescence des attentats. Y a-t-il une réelle différence entre la politique d’immigration au Royaume-Uni et en France ? Quid du reste de l’Europe ?

Philippe Bernard : Vous faites allusion à la politique d’intégration (« le vivre-ensemble ») plutôt qu’à l’immigration (gestion des flux d’entrées et de sorties). Le Royaume-Uni est effectivement très différent de la France sur ce point, notamment parce que la laïcité n’y existe pas. La reine, chef de l’Etat, est aussi la chef de l’Eglise anglicane. Les « communautés » ethniques et/ou religieuses sont organisées, et cette organisation est reconnue. Les statistiques par origine et couleur de peau sont d’ailleurs autorisées. Les différentes communautés peuvent vivre de façon relativement autonome, et le respect à leur égard est enseigné dans les écoles. Cela favorise la réussite économique dans une certaine mesure, mais enferme également souvent les gens dans des identités étriquées.

JmeX : Que pensez-vous de l’attitude de Donald Trump, qui profite de l’attentat de Londres pour promouvoir son Travel ban (« décret migratoire »), pester contre le contrôle des armes et s’attaquer au maire de Londres ?

Philippe Bernard : Fidèle à ses provocations et à ses amalgames malhonnêtes, le président américain s’en est pris dans un tweet à Sadiq Khan, le maire de Londres, qui est de culture musulmane, mais que M. Trump cherche probablement à assimiler négativement à l’islam. M. Trump l’a accusé de complaisance à l’égard du terrorisme après l’attentat de samedi en sortant de son contexte une phrase du maire selon laquelle il n’y a « pas lieu de s’alarmer ». En réalité, après avoir solennellement condamné la « lâcheté » des terroristes, Sadiq Khan avait cherché à rassurer les habitants et les touristes en annonçant le déploiement de policiers armés. « Il n’y a pas de raison d’être inquiet. Nous [Londres] sommes la ville globale la plus sûre du monde », a-t-il déclaré.

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