Dans la petite boutique rouge, la lumière des néons donne l’air blafard au visage de Salim. Le boucher se tourne vers lui : « Qu’est-ce qu’il vous faut ? – De la viande hachée, mais pas plus de 450 dinars. » Le boucher lève la main au-dessus du comptoir pour lui montrer la quantité. Salim hausse les épaules, hoche la tête et fait claquer ses pièces de monnaie les unes contre les autres dans la paume de sa main. Père de trois enfants, fonctionnaire, il a l’impression que sa qualité de vie s’est altérée. « Depuis que mon plus jeune fils est entré à l’école primaire, on doit faire attention à nos dépenses. On s’y fait à la longue, mais pendant le jeûne, on voit bien qu’on ne peut plus avoir la même table qu’il y a quatre ou cinq ans », explique-t-il. Sur sa table ce soir, les boureks seront à la viande hachée, mais demain, ils seront au fromage.

Dans les allées du petit marché du quartier de Belcourt, les prix des fruits et des légumes semblent pourtant n’avoir pas beaucoup augmenté pour le mois de ramadan, contrairement aux années précédentes. Les autorités se sont même fendues d’un communiqué pour s’en féliciter. « Les produits agricoles sont aujourd’hui disponibles à des prix à la portée de tous », a affirmé, samedi 3 juin, le ministre de l’agriculture Abdelkader Bouazghi. « Tout a augmenté, de façon continue depuis des mois. Regardez le prix des pommes de terre ! », rétorque Fatma, sachets en plastique noir à la main. Selon l’Office national des statistiques, depuis le mois d’avril 2016, la plupart des prix des produits alimentaires ont augmenté. Plus de 50 % de plus pour les tomates ou les pommes de terre, produit de base de la cuisine algérienne, et plus de 30 % d’augmentation pour la viande de poulet. « La viande de mouton ou de bœuf était devenue trop chère pour mon mari et moi, qui sommes retraités. On s’était rabattus sur le poulet. On en mange déjà moins. Maintenant, je vais cuisiner quoi ? », ajoute Fatma.

Sacrifier les vacances

La chute des prix du pétrole, la baisse des revenus de l’Etat et la dévaluation du dinar algérien ont pour l’instant plus d’impact sur les familles qui travaillent dans le secteur privé. Ce soir-là, chez Mokhtar, le repas du ftour sera comme d’habitude. Ce patron trentenaire d’une entreprise sous-traitante de construction est pourtant très inquiet : « Les retards de paiement, de l’Etat aux entreprises, sont devenus ingérables. J’ai mis mes six ouvriers au chômage, la caisse de l’entreprise est vide. J’ai des chèques à encaisser mais les entreprises qui me les ont faits n’ont pas d’argent sur leur compte. » Il paie les dépenses courantes grâce à ses économies, dit qu’il a de quoi tenir l’été : « Il a fallu faire un choix. On a sacrifié les vacances. »

Entre les poufs en velours d’un grand hôtel, des serveurs circulent avec des plateaux de thé et de kalbelouz, des gâteaux aux amandes. Pour entrer assister à la soirée, il faut débourser 1 500 dinars (12,20 euros). Mehdi, 22 ans, salarié d’une entreprise de communication qui vit chez ses parents, ne sent pas d’effet particulier de la crise sur son mois de jeûne. « On ne mange pas moins, on n’a pas changé nos habitudes alimentaires. Par contre, on fait désormais attention à notre consommation d’électricité depuis que les prix ont augmenté. » Le jeune homme qui a l’habitude de partager des photos de ses ftour sur les réseaux sociaux le fait moins cette année : « Une amie m’a fait remarquer que beaucoup de gens n’avaient pas les moyens de ma famille. »

Dans la région d’Oran, l’association Chabab Al-Bahia, qui distribue des paniers de nourriture aux familles démunies, a constaté une augmentation de la demande. « L’année dernière, nous distribuions 175 paniers, cette année, trois fois plus », déclare Mohamed Makhlef, le président. Dans son local l’Alger centre, au sous-sol d’un grand immeuble, le collectif Solidarité Cœur sur la main a lui aussi dû faire face à plus de demandes d’aide. Penchés sur une table, des bénévoles découpent des dons de viande qu’ils distribueront ensuite aux familles qu’ils suivent tout au long de l’année. « Bien sûr que la crise a un impact, affirme Kader Affak, le responsable du collectif. Il y a des restaurants de solidarité partout dans la capitale et un immense chapiteau à Bab El-Oued. S’il y a plus de lieux, plus de bénévoles engagés, c’est parce que la société réagit à un vrai besoin. »