Pour sa toute nouvelle galerie dédiée à l’art classique africain, Didier Claes a mis beaucoup de lui. Du mobilier design scandinave, des photographies noir et blanc du Sud-Africain Robin Rhode… ici le contemporain encadre chaleureusement de sublimes statuettes d’ivoire lega (République démocratique du Congo). A l’occasion de Cultures - the World Arts Fair, réunissant du 7 au 11 juin les trois foires belges d’art asiatique (AAB), d’art antique (BAAF) et d’art africain (Bruneaf), Didier Claes a choisi de présenter des pièces bitungwa, sculptées pour les dernières étapes de l’initiation des membres du Bwami, société ayant un rôle économique et politique important.

Marchand d’art qui, à ses débuts à Kinshasa, s’est trouvé confronté à des pièces volées lors de la guerre civile angolaise, Didier Claes soutient sans réserve l’initiative de Sindika Dokolo, engagé dans le rapatriement de ces œuvres d’art dans leur musée d’origine. Et invite les politiques du continent à prendre conscience de la valeur inestimable du patrimoine culturel africain.

Pourquoi déplacer votre galerie du quartier du Sablon, à Bruxelles, à celui d’Ixelles, plus connu pour ses galeries d’art contemporain ?

Didier Claes Le Sablon est le quartier historique des antiquaires. C’est là qu’étaient installés les marchands pionniers d’art africain ancien. C’était un rêve pour moi d’y ouvrir une galerie. Mais les choses ont changé, la place appartient désormais davantage aux chocolatiers et aux restaurateurs. Le marché a évolué, la clientèle de l’art africain n’est plus celle d’antan, ultra spécialisée. Aujourd’hui, les collectionneurs avec lesquels je travaille proviennent beaucoup du monde de l’art contemporain, dont les galeries sont à Ixelles. Je souhaitais me rapprocher de mes clients.

Y a-t-il la volonté d’abolir la différence entre art classique africain et création contemporaine ?

Dans mon métier, on imagine rarement des pièces qui ont 200 ans ou 300 ans se mêler à des œuvres de quelques semaines. Pourtant, ça devrait se faire. Je possède une petite collection d’art contemporain et de design que je mêle à l’art ancien dans ma galerie, mais ce n’est pas à vendre. J’ai trop de respect pour ce métier pour m’improviser marchand d’art contemporain. C’est pour cette raison que je multiplie les collaborations. En septembre, j’accueillerai le Sud-Africain Kendell Geers qui va s’inspirer des pièces de la galerie pour créer des œuvres. Mais il sera défendu par un marchand d’art contemporain.

La production artistique contemporaine d’Afrique souffre du manque d’un véritable marché de l’art sur le continent. Est-ce la même chose pour l’art classique ?

Il n’y a pas de marché de l’art classique africain en Afrique. En créer un est devenu mon cheval de bataille. Pour que cela soit possible, il faut que le continent reconnaisse pleinement son art, son patrimoine, et que soient créées des galeries pour susciter des vocations de collectionneurs.

Le rapport marchand ne dénature-t-il pas l’art classique et sa conception davantage spirituelle ?

Le problème se pose différemment. En fait, il faut aller plus loin et remonter au temps de la colonisation où les Européens voulaient éradiquer toute croyance liée à l’art. Aujourd’hui, en Afrique, quand on parle des objets d’art, on ne retient qu’une chose : sorcellerie, fétiche. On nous a dit que tout cela était mal. Et nous avons accepté de le croire ! Du coup, nous nous sommes détournés de nos représentations artistiques. Or c’était la base même de nos civilisations, lesquelles étaient régies totalement par ces représentations artistiques. Même le judiciaire l’était. Il nous faut revaloriser notre patrimoine.

Chaque année, il y a une ou deux ventes records. Mais comment évolue le marché au niveau global ?

Les ventes publiques, qui affichent des records, traduisent une certaine réalité, celle d’un intérêt croissant de la part de nouveaux collectionneurs. La clientèle est très demandeuse de chefs-d’œuvre. Mais ces pièces exceptionnelles sont très difficiles à trouver.

Découvre-t-on encore des chefs-d’œuvre d’art classique ?

En Afrique, non. Dans les collections privées, oui. L’évolution du marché avec des prix à la hausse a fait apparaître certaines pièces appartenant à de vieilles collections. Depuis cinq à dix ans, on assiste à une sortie de pièces assez incroyables issues de collections constituées entre les années 1970-1990. Pour ceux qui en ont les moyens, c’est le moment d’acheter, car ces chefs-d’œuvre vont de nouveau disparaître pendant une ou deux générations.

Œuvres d’art lega (République démocratique du Congo). | Philippe de FORMANOIR

L’essentiel du patrimoine africain se trouve hors du continent africain. Comment l’expliquer ?

Le continent a été vidé de son art pendant un siècle. Les explorateurs ont rapporté peu de pièces, car les autochtones étaient alors très protecteurs de leurs objets. Mais il y a eu trois grandes vagues de disparition des œuvres d’art par la suite : la première, quand l’administration coloniale décide de mettre fin aux croyances africaines. Beaucoup de pièces ont été brûlées. La deuxième grande vague, c’est celle menée par les pères blancs, les jésuites, qui collectaient avec la complicité de l’administration coloniale. Pendant un demi-siècle, entre 1890 et 1930, voire 1940, il y a eu une politique de collecte massive à travers tout le continent. L’administration coloniale rassemblait aussi des pièces pour les musées, comme Tervuren. Enfin, après les indépendances, les marchands arrivent, notamment lors des conflits comme la guerre du Biafra. Et ils font sortir les toutes dernières œuvres cachées. On connaît alors une vague de sortie très importante de pièces acquises sur place. A quoi s’ajoutent nos propres fautes, nos guerres tribales, pendant lesquelles les œuvres disparaissent, pourrissent, etc. Le continent se retrouve vidé de son patrimoine : 99 % des œuvres d’art classique africain sont aujourd’hui hors du continent. L’Afrique comme aucune autre civilisation ne peut avancer si on lui kidnappe son passé, sa culture. Or, là, c’est un kidnapping complet !

Sindika Dokolo a entrepris de faire revenir sur le sol africain les pièces volées après les indépendances, durant les guerres civiles. Comment, en tant que marchand d’art, pouvez-vous travailler en ce sens ?

Je soutiens pleinement l’initiative de Sindika Dokolo qui concerne, rappelons-le, des objets qui appartiennent à des musées nationaux africains et qui ont été volés après les indépendances. Quand j’ai commencé ce métier à Kinshasa, j’ai été confronté à cette question. J’ai vu des pièces sortir. Des marchands les achetaient en toute connaissance de cause. Je me suis interdit de le faire, mais j’en ai eu en ma possession sans le savoir. Aujourd’hui, la majorité des pièces anciennes ont un historique. Et elles sont toujours accompagnées d’un certificat d’authenticité le retraçant. Il est donc désormais extrêmement difficile d’acheter de telles pièces. Mais certaines pièces, du musée de Kinshasa par exemple, ne seront jamais retrouvées faute d’avoir été répertoriées…

Le Bénin réclame à la France des œuvres pillées lors du sac du palais du roi Béhanzin en 1892. Paris refuse de les restituer en invoquant l’inaliénabilité de ses collections. Qu’en pensez-vous ?

C’est l’un des sujets les plus sensibles actuellement. Ces pièces ont été volées pendant une période sombre de l’histoire africaine, la colonisation. Certes, c’est une très grande fierté pour les Africains de voir leur civilisation, leur culture, exposée dans les plus grands musées du monde. Mais l’Afrique a le droit d’avoir accès à ce patrimoine. Combien pourront se déplacer pour visiter les musées qui possèdent ces œuvres ? Très peu. Dans le cas des pièces que réclame le Bénin, on a la preuve de leur vol. Mais la demande du Bénin a été mal formulée. Le Bénin aurait dû demander à l’Etat français de déterminer le nombre de pièces exactes qu’il possédait. Et, à partir de là, sur ces pièces précises, entamer une démarche judiciaire qui demande réparation. La réponse française a été blessante. Il est anormal qu’un pays souverain comme le Bénin n’ait pas accès à son patrimoine.

Figurine zoomorphe mugugundu lega (République démocratique du Congo). | Philippe de FORMANOIR

En mars, la France a restitué un dessin du Parmesan aux ayants droit d’un collectionneur italien juif. Cette œuvre fait partie des biens juifs spoliés, elle était dans les collections du Louvre depuis 1951. Quelle différence avec les biens africains spoliés ? Comment expliquer que, dans ce cas, la restitution ait pu être faite malgré l’inaliénabilité des collections françaises ?

La spoliation des biens juifs a eu lieu pendant la guerre. Le vol des pièces du palais du roi du Dahomey s’est aussi fait dans un contexte de guerre, coloniale. Pourquoi cette différence dans la résolution des problèmes ? La réponse française n’est pas à la hauteur du sujet. C’est un manque de considération pour l’Afrique, pour ses populations et ses cultures. Il y a une justice à deux vitesses. C’est inacceptable.

Pensez-vous que cette question puisse être réglée un jour ?

Oui. Les solutions sont très simples. Il faut prendre au sérieux ces pays africains qui réclament un accès à leur patrimoine. C’est une question extrêmement importante. Le Musée du quai Branly doit porter sa part de responsabilité dans cette affaire, tout en expliquant que l’ensemble de ses collections n’est pas issu d’un pillage. Ce serait tout à son honneur. La France ne peut pas se cacher derrière la loi. Que fait-on de la morale ? Elle est source de droit et nous amène à prendre de nouvelles dispositions. Les politiques français doivent évoluer sur cette question. Mais le plus important passera par les politiques africains. Ça ne viendra pas des Européens. Nos politiques doivent prendre conscience de l’importance de ce patrimoine et mettre la culture en avant.