Bob Dylan en 2015 lors de la cérémonie des MusiCares Person of the Year, à Los Angeles (Californie). | Vince Bucci / AP

Fin du feuilleton Bob Dylan, prix Nobel de littérature. Le chanteur américain avait jusqu’au 10 juin pour transmettre à l’académie suédoise son discours de réception, faute de quoi la récompense de 8 millions de couronnes suédoises (837 000 euros) lui aurait échappé. La secrétaire perpétuelle de l’institution, Sara Danius, a annoncé, lundi 5 juin, que le lauréat s’était exécuté, en qualifiant le résultat, mis en ligne, d’« extraordinaire et, comme on pouvait s’y attendre, éloquent ».

Une question portait sur la forme de ce discours puisqu’il avait été précisé qu’il pouvait être de tout ordre, par exemple un enregistrement audio, voire une chanson, solution qui semblait la plus appropriée pour le barde du Minnesota. Celui-ci en avait d’ailleurs composé une en 1970, Days of The Locusts (« Le jour des criquets »), pour exprimer son embarras et son ennui lors d’une cérémonie à l’université de Princeton (New Jersey), qui l’avait fait docteur honoris causa. « Pas malheureux d’être sorti de là vivant », chantait-il.

Humilité et excuse

Pas de mauvais esprit cette fois-ci. Dylan, qui a eu récemment 76 ans, a gravé une lecture de près d’une demi-heure dans un studio de Los Angeles. « Quand j’ai reçu le prix Nobel de littérature, je me suis demandé quel était précisément le lien entre mes chansons et la littérature, énonce-t-il en préambule d’une voix articulée. Je voulais y réfléchir et examiner la connexion. Je vais tenter ici de l’exprimer clairement. Ce sera probablement de façon détournée, mais j’espère que ce que je dis sera digne d’intérêt et réfléchi. » Humilité et excuse, au passage, pour l’attente. Quelques notes s’ajoutent, donnant à l’exercice l’aspect d’un monologue de piano-bar.

La suite est dans le droit fil de ce récit d’apprentissage qu’était le premier volume de ses Chroniques (Fayard, 2005). Au commencement, pour Dylan, il y a Buddy Holly, ce « grand frère » qui a « entrelacé les branches » des musiques avec lesquelles Robert Zimmerman a grandi : country, rock’n’roll, rhythm’n’ blues. Le fan se souvient de l’unique concert du binoclard texan auquel il ait assisté, en 1959, quelques jours avant la mort (à l’âge de 22 ans) du pionnier du rock : « Il m’a regardé droit dans les yeux et a transmis quelque chose. »

Et Dylan d’enchaîner sur la découverte du bluesman Leadbelly, puis du patrimoine folk, ce qu’il nomme le « vernaculaire », les mythes de l’americana, comme celui du meurtrier Stagger Lee. Les grands thèmes de la littérature n’ont cessé également de nourrir ses chansons. Il s’arrête sur trois livres, dont la lecture remonte à l’école primaire, qui lui ont enseigné « une vision de l’existence » et une « compréhension de la nature humaine » : Moby Dick, A l’Ouest, rien de nouveau et l’Odyssée.

« Nos chansons existent sur la terre des vivants. Elle sont faites pour être chantées, pas pour être lues. »

Fondateur, le chef d’œuvre de Melville l’est pour son brassage de mythes bibliques, hindous, britanniques, grecs… Dylan cite cette phrase d’Achab, dont l’écho a tant traversé ses chansons : « Tous les objets visibles ne sont que des masques de carton. » Quant au roman d’Erich Maria Remarque sur les tranchées de la première guerre mondiale, il lui a fait perdre son « enfance ». Une expérience définitive puisque le lecteur ajoute : « Je n’ai jamais voulu lire un autre roman de guerre, et je ne l’ai jamais fait. » Plutôt que d’associer une de ses chansons, comme Masters of War, Dylan établit un parallèle avec You Ain’t Talkin’ To Me, du banjoïste Charlie Poole (1892-1931), et son couplet parlant d’une campagne de recrutement : « Tu rencontreras des gens intéressants et tu apprendras aussi à les tuer. »

Reste l’Odyssée. L’auteur d’Open The Door, Homer et de Temporary Like Achilles rappelle classiquement que les péripéties d’Ulysse sont universelles et conclut habilement en évoquant le destin d’Achille, qui aurait préféré être esclave d’un fermier que souverain des morts. « Nos chansons existent sur la terre des vivants, plaide Dylan, avant de mettre un terme au débat qu’a soulevé son prix. Elle se distinguent de la littérature. Elle sont faites pour être chantées, pas pour être lues. » Et il laisse le mot de la fin à l’aède aveugle, dont les épopées furent transmises par l’oralité : « Chante en moi, ô Muse et, à travers moi, raconte l’histoire. »