Documentaire sur Arte à 22 h 55

La Passeuse des Aubrais - Bande annonce
Durée : 01:21

En exergue de La Passeuse des Aubrais, Michaël ­Prazan aurait pu mettre cette phrase de Pasolini : « L’histoire, c’est la passion des fils qui voudraient comprendre les pères. » Aussi émouvant que dérangeant dans les interrogations qu’il pose sur l’ambiguïté des témoignages et la complexité humaine, ce documentaire est mu par la volonté de comprendre celui qui, durant une grande partie de sa vie, resta muré dans le silence.

En 2006 cependant, l’écrivain et documentariste parvenait à convaincre son père de se rendre dans les studios de l’INA où était réalisée une collecte de témoignages, soutenue par la Fondation de la mémoire de la Shoah. Ce sera l’unique fois où Bernard Prazan – mort en 2011 – acceptera de parler.

La Famille Prazan en Pologne, en 1942. | Arte

Alors que Michaël Prazan suit dans une pièce mitoyenne l’entretien mené avec une délicate pugnacité par sa consœur Catherine Bernstein, Bernard Prazan s’entrouvre peu à peu. Au fil de ses souvenirs, il évoque ses parents, Avram et Estera, immigrés juifs polonais arrivés en France dans les années 1920 ; l’enfance heureuse – il est né en 1935 – qu’il connut dans le 11e arrondissement de Paris, jusqu’à la guerre ; les premières rafles qui touchèrent les membres de sa famille, dont son père et sa mère, disparus à Auschwitz ; et bien sûr ce jour où, réfugié chez sa tante, une femme vint le chercher avec sa sœur pour l’emmener en zone libre. Séparé d’elle peu après, le petit garçon de 7 ans connaîtra différentes familles, qui ne l’accueilleront pas toujours dans les meilleures conditions. « Le pire, sans doute l’a-t-il tu », commente Michaël Prazan.

Un silence pudique

Mais c’est moins ce silence pudique qui interpelle le documentariste que les propos tenus par son père sur la passeuse. Selon Bernard Prazan, elle aurait dû les remettre à la Gestapo sitôt descendue du train à la gare des Aubrais, près d’Orléans (Loiret). « Là, j’ai un souvenir très précis du regard qu’elle nous a jeté. C’était pour elle un mouvement de balance, certainement, et elle a décidé de ne pas nous livrer. »

Traversé de doutes et d’interrogations, Michaël Prazan se met alors en quête de cette femme, dont il trouve d’abord le nom dans un ouvrage consacré aux résistants de Normandie, puis la retrouve à Houlgate. Avant de la rencontrer, il lui adresse la vidéo de son père, qui l’incline à lui répondre.

Avec le témoignage de Bernard Prazan, celui en contrepoint de Thérèse Leopold est l’autre temps fort du film. Outre la version qu’elle donne du passage en zone libre, elle relate sa rencontre avec Pierre Lussac, faux passeur et ­effroyable collaborateur de la ­région d’Orléans, dont elle sera la victime. Arrêtée par la Gestapo, Mme Leopold sera déportée en 1943 dans l’unique convoi de résistantes qui ait pris le chemin d’Auschwitz, où figuraient notamment Charlotte Delbo et Marie-Claude Vaillant-Couturier.

Orléans : La passeuse des Aubrais au cinéma des Carmes

Malgré cela, le doute demeure, d’autant que le récit est entaché de quelques remarques antisémites. Dès lors, durant près de quatre ans, Michaël Prazan ne va avoir de cesse de vérifier un à un les dires de cette femme à la personnalité aussi impressionnante que ­complexe. Sans forcément parvenir à lever toutes les zones d’ombre et tous les non-dits qui ­entourent le témoignage du père et celui de la passeuse

Si Michaël Prazan livre son film le plus personnel et le plus singulier dans sa facture, où se mêlent archives, témoignages et reconstitution, il ne se départ pas de sa rigueur coutumière ni du souci de vérité qui guide son travail. Et c’est indéniablement cela qui fait le prix de cette remarquable enquête intime et historique, qui bouleverse autant qu’elle bouscule.

La Passeuse des Aubrais, de Michaël Prazan (Fr., 2016, 85 min).