Des développeurs indépendants, tentant de prendre d’assaut le Convention Center de Los Angeles (allégorie – et accessoirement, screenshot de « Riot »). | IV Productions

L’Electronic Entertainment Expo (E3) a beau être un salon consacré à une activité aussi triviale que le jeu vidéo, c’est malgré tout un endroit où l’on se prend très au sérieux.

Un événement dans lequel, cette semaine, des éditeurs de jeux vidéo et constructeurs de consoles montrent qu’ils ont énormément d’argent, où ils présentent en costume cravate des titres où le héros se bat contre des zombies, des extraterrestres, ou de gros lapins, et où des journalistes commentent tout cela avec beaucoup d’application. Bref, avant d’être le salon de ceux qui jouent ou font le jeu vidéo, l’E3 est d’abord celui de ceux qui les vendent.

Il y a pourtant de la place, à l’E3, pour les développeurs sans le sou, ou en tout cas seulement raisonnablement fortunés. Pour les créateurs désireux de montrer leurs jeux sans notoriété. A condition, évidemment, d’avoir le truc. Ou l’un des trucs, puisque Pixels en a dénombré au moins trois – si vous en connaissez d’autres, merci de les communiquer au service qui fera suivre.

Ce sont eux qu’un de nos valeureux Tintin de la manette est allé rencontrer en ce mardi 13 juin, jour d’ouverture de l’E3, édition 2017.

Les murs que l’on dresse

La première option, celle pour laquelle ont opté près de 30 développeurs indépendants, c’est de s’arranger pour être présents sur le stand de l’Indiecade. Le festival du jeu vidéo indépendant, qui se tient en octobre chaque année à Los Angeles, a le droit à un bel espace près de l’entrée du salon. Parmi les heureux élus, des créateurs ayant déjà fait leurs preuves, comme les responsables de Frog Fractions 2, de Burly Men at Sea ou de Herald.

Mais pour d’autres plus méconnus encore, c’est l’occasion de dévoiler des jeux parfois très politiques. Borders ? Un jeu qui parle des murs que l’on dresse. PolitiTruth ? Du fact-checking ludifié, qui teste nos préjugés. Riot ? Un simulateur d’émeute. The Cat in the Hijab ? Une fable sur le voile islamique et le racisme ordinaire. The Cat and the Coup ? Le coup d’état en Iran de 1953, raconté du point de vue d’un chat. Hackers of Resistance ? Un jeu-performance sur le féminisme et la surveillance en ligne. Detention ? Le récit de la loi martiale à Taiwan. Virtual, Virtual Reality ? Une œuvre prenant place dans une société futuriste où la disparition du travail n’a pas vraiment libéré l’homme. On est loin de Pac-Man.

Malgré ces sujets parfois lourds, le traitement est souvent ludique, et l’ambiance sur place est bon enfant. Ici, pas de rendez-vous ni de file d’attente : les visiteurs sont invités à se saisir de la manette et à jouer, tout en discutant avec les développeurs, chargés d’assurer eux-mêmes l’animation. On s’échange des cartes de visite, on se demande comment on a pu infiltrer l’E3, on est surpris (à tort) qu’un journaliste de presse généraliste s’intéresse à son jeu. La modestie des créateurs est régulièrement inversement proportionnelle à leur talent. Rafraîchissant.

Parfum de résistance

Moins rafraîchissant tout de même qu’une bonne limonade sous le soleil de Los Angeles, sur les stands de Devolver. Depuis quelques années, cet éditeur de jeux à la ligne éditoriale radicale s’est installé avec son frère jumeau Gambitious sur un parking en face l’E3. Avec, dans l’idée, de parasiter voire de court-circuiter l’événement. On se marche dessus à l’E3 ? On a mal aux jambes, faim, soif, mal au crâne à cause du bruit ou de la clim’? Sur l’espace en plein air qu’occupe Devolver à 100 mètres du salon, on respire et on mange à l’œil (et assis).

« Dennis et Rasmus, toujours aussi Suédois » [Dennis Wedin, créateur du jeu Hotline Miami qui a contribué à faire connaître Devolver, était sur le stand de l’éditeur ce 13 juin].

Surtout, on voit des productions qui ne pourraient exister nulle part ailleurs, des jeux de tir façon giallo où l’on aperçoit des poils pubiens pixelisés (Milanoir), des jeux d’aventure minimalistes en noir et blanc où l’on a 60 secondes pour sauver le monde (Minit), ou un adorable jeu d’action/aventure qui fait mine de se la jouer sous-Zelda, mais a le potentiel pour devenir culte demain (The Swords of Ditto).

Règne ici un petit parfum de résistance, de défiance, de festival « off », tandis qu’à l’ombre des caravanes chromées du stand Devolver, certains semblent observer le Convention Center, où se déroule l’E3, comme d’autres guetteraient Babylone.

Des aspérités

Mais ne nous leurrons pas : aussi moelleuse soit la moquette de l’Indiecade, et aussi goûtus soient les hot-dogs vegans de Devolver, le Graal pour un développeur indépendant ou non, c’est encore de se faire remarquer par un éditeur milliardaire.

En tapant dans l’œil de Microsoft ou de Sony, les plus chanceux peuvent espérer squatter les écrans géants de leurs conférences pendant quelques secondes, voire quelques minutes. Ce fut par exemple le cas cette année du cyberpunk The Last Night, présenté chez Microsoft.

Avec un peu de chance, l’indépendant fauché mais heureux peut également espérer se tailler un mètre carré sur le stand format terrain de foot de son généreux bienfaiteur. L’occasion pour la presse de s’essayer pour la première fois à des titres comme le jeu de combat Unruly Heroes, le jeu de rôles japonisant (et pourtant bien français) Away, ou encore l’expérience arty et hallucinée The Artful Escape. Trois jeux d’artisans et d’artistes, pleins d’âme et d’aspérités, qui doivent alors tenter d’exister avec des voisins poids lourds comme Forza Motorsport 7 ou Assassin’s Creed Origins.

Mais si elles existent, ces trois solutions ne sont pas encore à la portée de toutes les bourses, ni de tous les carnets d’adresses. En sous-marin, d’autres s’organisent. Ce sont les développeurs pirates. Ils sont quelques-uns, à ne pas avoir de stand mais à profiter de la confusion pour alpaguer au détour d’un couloir des partenaires potentiels, par les tirer par la manche, avant de leur montrer, appuyé d’une œillade entendue, le PC portable qu’ils ont dans leur sac.

« T’as cinq minutes pour jeter un œil à mon jeu ? », demande-t-il d’un air de conspirateur, l’air légèrement moins détendu que s’il proposait quelques grammes d’une quelconque drogue. C’est encore ça, la plus belle preuve de créativité d’un développeur : réussir à montrer un jeu à l’E3, sans être exposant à l’E3.