Pour la première fois, dimanche, Constance R., qui a « toujours considéré le vote comme un devoir et surtout une chance », a fait le choix de l’abstention.

« A quoi bon ? » Ce sont trois petits mots qui reviennent au fil de presque tous les témoignages. Trois petits mots qui éclairent en partie le taux d’abstention historique au premier tour des législatives (51,29 %) et racontent, en creux, la résignation qui habite de nombreux électeurs. A quoi bon voter à ces élections-là alors que beaucoup estiment que La République en marche (LRM), la formation d’Emmanuel Macron, est assurée de l’emporter ?

Sentiment que « les jeux sont faits », rejet des politiciens qui les ont trop déçus, lassitude au terme d’une « interminable » séquence électorale, désaccord avec un système jugé trop peu représentatif… En réponse à un appel à témoignages lancé par Le Monde, une soixantaine d’électeurs qui avaient voté à l’élection présidentielle nous ont expliqué les raisons qui les ont conduits à bouder les urnes le 11 juin.

« A quoi bon aller voter lorsqu’on a le choix entre dix-neuf candidats, qu’on est en mesure de savoir par avance qui sera au second tour, que ces deux [ou trois] candidats ne nous conviennent pas et qu’on a absolument pas entendu parlé des autres ?, déplore ainsi Constance R. Pour que la déception soit encore plus grande ? Pour de toutes façons devoir être représenté par une personne qu’on n’a pas choisie ? »

Pour la première fois, dimanche, cette doctorante en anthropologie à Villeurbanne (Rhône) de 28 ans, qui a « toujours considéré le vote comme un devoir et surtout une chance », a fait le choix de l’abstention. A la présidentielle, elle avait voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour – sans « conviction profonde ni adhésion complète » – et Emmanuel Macron au second, pour faire barrage au Front national. En colère ? Plutôt « lassée de toutes ces logiques d’appareil qui prédéfinissent les choix qu’on nous propose ».

« Une prophétie autoréalisatrice »

Même sentiment que « les dés sont jetés pour les cinq prochaines années » pour Erwann M., 21 ans, étudiant à Sciences Po. « La proximité des législatives et de la présidentielle place tout le débat avant [cette dernière], juge-t-il. Dans ces conditions, quel intérêt pour les législatives ? »

Il ne vote pas depuis longtemps mais lui aussi, pour la première fois, s’est abstenu. Et pas question de se sentir coupable. « Malgré les arguments sur un possible renversement de situation » et les impératifs à aller voter, les législatives étaient pour lui « une prophétie autoréalisatrice » : « Je sais que ma circonscription va voter LRM, mon vote n’a aucune importance, donc je m’abstiens. » Pour autant, ce jeune « passionné de politique » espère que son choix, réfléchi, « sera perçu comme un rejet de cette démocratie quinquennale imposée depuis bientôt vingt ans ». Et non comme une marque de désaffection.

C’est ce même espoir « que le président et son gouvernement interpréteraient une forte abstention comme une forme de défiance populaire » qui a en partie conduit Louis-Marie P., enseignant de 32 ans, à s’abstenir. Espoir vite déçu « au vu de leurs mines réjouies dimanche soir ». Celui qui a voté François Fillon puis Marine Le Pen – « dans le seul but de faire barrage à Macron, héritier du bilan Hollande » – à la présidentielle ira donc finalement « certainement » voter au second tour, dimanche 18 juin. Il choisira le candidat Les Républicains, « non par adhésion mais pour essayer de maintenir un certain pluralisme politique à l’Assemblée nationale ».

« Qu’est-ce que ça change ? »

Contrairement à Erwann M., Constance T., elle, se sent « coupable ». Ne pas aller voter, ça lui a fait quelque chose. C’était la première fois, pour elle aussi. Agée de 20 ans, elle savait ce qui l’attendait sur les réseaux sociaux, où « on accuse les abstentionnistes d’insulter notre démocratie, de donner des votes au FN ». Un sentiment de culpabilité d’autant plus fort que l’étudiante en histoire à l’université de Pau souligne être « politisée ».

« Mais là, après avoir lu toutes les professions de foi des candidats, aucune ne m’a motivée à aller au bureau de vote à trois minutes à pied alors que je défends les idées d’Europe écologie-Les Verts », justifie la jeune fille, qui habite le village d’Arthez-de-Béarn (Pyrénées-Atlantiques). Ça, mais aussi l’impression que l’élection était jouée d’avance : de fait, « LRM a eu la majorité, soupire-t-elle. Les personnes à qui j’aurais pu donner mon vote n’auraient pas été élues, alors qu’est-ce que ça change ? »

Il y avait aussi le refus de « voter pour des gens qui se disent nos représentants alors qu’on les voit à peine un mois avant les élections, sur les marchés ». Et celui de confier sa voix à des visages inconnus et novices. Sans parler de la déception que le vote blanc reste « ignoré »… Le « alors à quoi bon ? » revient soudain, petite musique de l’abstention. Pas la résignation : « Je vais lutter, dans la rue s’il le faut, pour mes opinions politiques », assure la Béarnaise.

A 64 ans, Ghislaine C. a bien plus d’années d’isoloir derrière elle. Cette ancienne conseillère principale d’éducation de Bastia (Haute-Corse) égrène quelques-uns de ses derniers votes : non au référendum sur le traité européen en 2005, François Hollande en 2012, Benoît Hamon aux primaires de la gauche, Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle. Et puis, aux législatives 2017, rien dans l’urne. Une première, en cinquante ans de vote.

Un choix qu’elle explique par cette « sensation que les politiques [sont] irrémédiablement sourds », « que tout se décid[e] sans nous, sans entendre l’opposition à ce système qui broie les plus fragiles, ponctionne les classes moyennes et favorise les plus riches ». « Puisqu’on ne m’entend pas, pourquoi m’exprimer ? », s’interroge la retraitée, désabusée. Elle s’est dit que cette fois, « en [s]e taisant, on [l’]entendrait peut-être ».

La gauche désunie

Juriste en droit social, Christelle M., 24 ans, en veut, elle, surtout à la gauche « qui a refusé de s’unir, provoquant un éparpillement des voix ». Et qu’elle juge responsable de la forte abstention. Dans sa circonscription parisienne, elle a compté cinq candidats de gauche. Quant au Parti socialiste, il lui donnait « l’impression d’avoir déjà perdu ces élections » : « assez démoralisant ».

« L’autodestruction du PS, parsemée de trahisons par [ceux] qui se sont ralliés à LRM et ont mis M. Hamon sur la touche » a aussi contribué à l’abstention de Maëlis, 19 ans, étudiante en droit à Marseille. Alors même qu’elle était « très enthousiaste à l’idée de la présidentielle ». Sa première élection. Elle déplore aussi que « tout le monde ait nié » cet électorat dont elle faisait partie : celui qui a voté Macron dans le seul but de faire barrage au FN.

Depuis la présidentielle, Nathalie M., cadre administrative de 43 ans à La Réunion, garde de « l’amertume du lynchage de Benoît Hamon ». Et un « sentiment de trahison » de la part des « caciques du parti ». « Alors repartir aux urnes aux législatives… non. » D’autant qu’elle trouve qu’« on ne sait [même] plus qui est qui ». Malgré une foule de candidats, Jean-François P., médecin à Cherbourg (Manche), n’a, lui, trouvé « aucun débat d’idées, aucun projet de société ». Aucun programme pour le convaincre de se rendre aux urnes. Alors, après avoir voté Macron « à contrecœur » à la présidentielle, le quinquagénaire a préféré profiter du beau temps de ces deux dimanche de législatives.

Outre le fait d’avoir, comme beaucoup, considéré ces législatives comme « acquises » à LRM dans sa circonscription – la deuxième des Pyrénées-Atlantiques –, Brice C., 22 ans, se montre dubitatif « quant à l’intérêt de voter à une élection » qu’il juge « encore moins représentative que la présidentielle », en l’absence de proportionnelle. « Le fait est que les élections législatives sont devenues inutiles », tranche aussi Martin D.

« Le système de scrutin des législatives, cumulé à l’hyperprésidentialisation de la Ve République », expliquent également le désintérêt de Victor B., journaliste de 26 ans. Il a voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle avant de s’abstenir au second tour et aux législatives, parce que « Macron [l’]a désintéressé de la politique ». « J’aurais pu voter La France insoumise aux législatives, mais c’était perdu d’avance, ajoute le Lillois. Dans tous les cas, c’est maintenant dans la rue que tout se jouera. »