Si la présidente du Front national, Marine Le Pen, se trouve dans une position très favorable à l’approche du second tour des élections législatives, qui va se tenir dimanche 18 juin, on ne peut pas en dire autant de la plupart des têtes d’affiche de son parti. Comment expliquer le score du FN au premier tour des législatives (qui ne totalise que 13,2 % au niveau national) et comment le parti frontiste aborde le second tour ? Joël Gombin, politologue et auteur de l’ouvrage Le Front national (Eyrolles, 2016), a répondu à vos questions sur le Live du Monde.

Cryophore : Ne peut-on pas avant toute chose imputer le faible score du FN (et de la France insoumise) à l’identité de l’électorat cible de ces formations politiques, structurellement plus vulnérable à l’abstention ?

Joël Gombin : Vous avez raison, la sociologie de l’électorat du FN le pousse à être plutôt abstentionniste. Néanmoins, même lors de scrutins très peu mobilisateurs, comme les européennes de 2014, le FN était parvenu à réaliser d’excellents scores, en compensant politiquement cette tendance sociologique. On voit aujourd’hui que lorsque cette surmobilisation liée aux perspectives politiques disparaît, les tendances sociologiques jouent à plein.

Grok : Bonjour, le FN souffre-t-il encore du débat d’entre deux tours de la présidentielle ? De l’abstention ?
LordTassine : Est-ce que les électeurs frontistes se sont abstenus au 1er tour des législatives par rapport à l’échec du débat du 2d tour de la présidentielle ? Où est-ce les défaites successives à chaque élection qui ont fini par leur faire perdre espoir d’un succès futur ?

Joël Gombin : La prestation généralement considérée comme mauvaise de Marine Le Pen lors de ce débat n’a pas aidé, mais je ne pense pas qu’elle ait été déterminante. Déjà au premier tour, la dynamique a été moins bonne qu’espéré par le parti et qu’annoncé par les sondages depuis plusieurs mois. La mobilisation en faveur du FN obéit à une logique d’amplification : lorsqu’on parle beaucoup du FN, qu’on présente sa victoire comme possible, ses électeurs se mobilisent fortement. Lorsqu’au contraire il apparaît en difficulté, ils s’abstiennent ou choisissent d’autres partis. Ce phénomène, qui a porté le FN depuis 2011, s’est retourné en 2017, et il a joué à plein lors du premier tour des législatives.

MP : Est-ce qu’il existe des sondages montrant que les électeurs du Front national se sont largement abstenus pour les législatives ? C’est l’explication qui semble être retenue par les cadres du parti pour expliquer les faibles résultats.

Joël Gombin : Oui, c’est également ce que suggèrent les enquêtes publiées à la suite du scrutin. Ce sondage d’Ipsos indique ainsi que 57 % des électeurs de Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle se seraient abstenus au premier tour des législatives, soit nettement au-dessus de la moyenne.

Locrie : En cas de déroute au second tour des législatives, le FN peut-il se scinder en deux partis, entre les pro et les anti-Phillipot ?

Joël Gombin : C’est une possibilité. Mais ceux qui auraient la volonté d’initier une scission y réfléchiront sans doute à plusieurs fois : toutes les tentatives passées de scission se sont soldées par un échec patent, du MNR de Bruno Mégret au Parti de la France de Carl Lang. Marine Le Pen dispose de la marque du parti, des finances (notamment via les micropartis) et du patronyme Le Pen. Il est très difficile de lutter contre cela.

Distic : Est-ce qu’il existe des analyses sur le temps long sur les évolutions des électeurs ? Par exemple, comment les gens qui ont voté FN en 2012 ont voté en 2017 aux 4 échéances ?

Joël Gombin : Malheureusement, nous n’avons quasiment pas en France d’études par panels de longue durée. Pour faire ce que vous évoquez, on demande aux enquêtés d’indiquer pour qui ils ont voté lors d’un scrutin précédent, mais cette information n’est pas toujours très fiable et introduit de sérieux biais. Elle n’est donc guère exploitable pour construire des trajectoires de vote dans la longue durée.

Emmanuel G. : Bonjour, Outre le désaccord sur la sortie de l’euro et de l’Europe, quels sont les sujets qui divisent le FN entre la ligne Philippot et les autres ? Merci !

Joël Gombin : De mon point de vue, le désaccord est double. Il est idéologique : d’un côté, on assoit la notion de souveraineté sur la notion, révolutionnaire, de nation. Il s’agit donc d’une forme extrême de jacobinisme, dans laquelle le culte de l’homogénéité de la nation peut prendre un tour culturel, voire ethnique. D’un autre côté, on place au fondement doctrinal la notion d’identité – le reste, l’Etat, la nation, ne font qu’en découler, comme instruments et non comme fins. L’inspiration est ici anté-révolutionnaire, voire anti-révolutionnaire.

Mais le désaccord est également, et peut-être surtout, stratégique. Les philippotistes pensent que le meilleur moyen de parvenir au pouvoir consiste à réorganiser les clivages dominants de la vie politique française autour d’un clivage qui opposerait, selon leurs mots, les “mondialistes” aux “patriotes”. Dès lors que le FN occuperait l’un des deux pôles de ce clivage, il a un potentiel majoritaire. Les partisans d’une ligne plus identitaire et libérale, à l’inverse, pensent que le clivage gauche-droite n’est pas mort, et que le seul moyen pour le FN de s’emparer du pouvoir consiste à conquérir l’hégémonie idéologique mais aussi politique au sein des droites.

Jean-Ed : Quid du mode de scrutin ? Le fait de constater, mandature après mandature, qu’un score élevé aux législatives ne permet pas de constituer ne serait-ce qu’un groupe parlementaire n’est-il pas de nature à démobiliser les électeurs ?

Joël Gombin : Il s’agit à n’en pas douter d’un mode de scrutin défavorable aux partis qui ne disposent pas d’alliés. Dans le cas du FN, la disparité entre son poids dans la vie politique et sa représentation parlementaire est telle qu’elle me semble de nature à fragiliser la confiance des citoyens dans les institutions politiques. Or on sait que cette défiance est l’une des causes profondes du vote pour le Front national…

Jean-Ed : Bonjour, sur le plan financier dispose-t-on d’une estimation des ressources dont disposera le FN pour les cinq ans à venir ?

Joël Gombin : Le journaliste Laurent de Boissieu s’est livré à un calcul portant sur ce qu’on appelle la “première tranche” du financement des partis, celui lié au nombre de voix aux législatives. Dans le cas du FN, vu le faible nombre de députés qu’il risque d’obtenir, cela constitue la majeure partie de son financement. Il faut cependant ajouter à cela les dons, les prêts venant de micropartis, ainsi que les avantages en nature que constituent les collaborateurs politiques dans les institutions, au Parlement européen ou ailleurs. Globalement, le FN devrait avoir un peu moins de ressources financières au cours des années à venir qu’au cours de celles qui viennent de s’écouler.

Aurélien : Bonjour, merci pour votre travail, c’est un plaisir de vous suivre ! Pensez-vous que le score « décevant » du FN (par rapport à la présidentielle et même par rapport aux sondages) peut s’expliquer, en partie, par un effet Macron, un peu comme l’effet Sarkozy de 2007 qui avait « siphonné » les voix du FN à l’époque ?

Joël Gombin : Merci à vous ! Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une explication centrale. Tout indique que les caractéristiques sociologiques et politiques des électeurs de Macron et de ceux de Le Pen sont radicalement opposées, et que la circulation entre ces deux types de vote, si elle n’est pas nulle, est marginale. Il faut plutôt, je pense, prendre en compte la démobilisation des électeurs potentiellement frontistes que la victoire sans partage de Macron a pu susciter.

Uduluruntu : Y a-t-il causalité (et non seulement corrélation) entre le niveau d’éducation et le vote FN ?

Joël Gombin : C’est une excellente question. La corrélation statistique est en tout cas parfaitement avérée et documentée. Dans bien des pays développés, d’ailleurs, le niveau de diplôme devient un facteur fortement prédictif du vote. Faut-il y voir l’opposition entre un vote “éclairé” et un vote “bête” ? Certainement pas.

Le niveau de diplôme renvoie à mon sens aux opportunités économiques et sociales différentes que l’économie moderne offre aux actifs, du fait d’évolutions économiques telles que la mondialisation, mais aussi la tertiarisation de l’économie, sa dualisation, etc. Or le FN entend défendre les intérêts de ceux qui se sentent, et sont peut-être, les plus menacés par ces évolutions. De ce point de vue, pour ceux qui expriment ce vote, il peut sembler parfaitement rationnel.

Yacine : Le FN n’est-il pas trop dépendant de la marque « Le Pen » pour vraiment s’imposer dans des élections qui ne portent pas sur une personne, mais un parti ? L’éclosion du FN comme parti qui compte en France ne nécessiterait-il pas paradoxalement ce qui faisait sa force, à savoir le patronyme Le Pen ?

Joël Gombin : Pas certain. On a pu observer sur d’autres scrutins, les départementales de 2015 et plus encore les cantonales de 2011 par exemple, qu’il existe au contraire un très fort effet d’étiquette politique, permettant à des candidats totalement inconnus et sans implantation locale de réaliser des scores remarquables. A contrario, les scores en demi-teinte de ces législatives indiquent que la crise touche bien le parti FN lui-même, et affaiblit son capital politique.

StatFN ? : Sait-on si les candidats plutôt pro Philippot (FN de gauche) ont mieux réussi que les candidats pro Maréchal-Le-Pen (FN de droite) ?

Joël Gombin : Je n’ai pas vu de comparaison systématique, et n’en ai pas réalisé moi-même. Je ne suis pas sûr que le débat se pose exactement dans ces termes : peu d’électeurs FN connaissent l’orientation politique interne au parti de leur candidat.

Jean-Ed : Le FN peut-il espérer obtenir plus de députés qu’il n’en a actuellement ?

Joël Gombin : Oui, avec deux députés actuellement, il peut clairement encore espérer en obtenir davantage.

Dauvergne : Attention, on ne peut faire de l’abstention l’explication de l’échec du FN le 11 juin : même si « 57 % des électeurs de Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle se seraient abstenus au premier tour des législatives », il ne faut pas en majorer l’importance (« soit nettement au-dessus de la moyenne »). D’une part, c’est moins de 10 % de plus que l’abstention générale, d’autre part c’est seulement une faible part de l’effondrement entre les deux élections. Il vous faut donc chercher ailleurs la raison de cette chute. Que pensez-vous de celles-ci : Marine Le Pen capitalisait largement sur son nom, mais sa compétence est désormais en cause dans une large partie de son électorat, même populaire ; - ne peut-on dire qu’Emmanuel Macron est le premier président de la République à faire baisser le FN, ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait réussi jusqu’ici, y compris en marchant sur les terres frontistes ? Quelle est en outre la fiabilité du sondage allégué ?

Joël Gombin : Beaucoup de choses dans votre question ! Rapidement :

  • C’est moins de 10 points de plus que l’abstention générale… mais nettement plus que l’abstention parmi les électeurs qui ont voté au premier tour de l’élection présidentielle, qui est le point de comparaison pertinent.
  • Le sondage que je citais tout à l’heure indique qu’il y a eu peu de transferts d’électeurs de Marine Le Pen vers d’autres partis au premier tour des législatives
  • Pour ce qui concerne la capacité d’Emmanuel Macron à faire baisser le FN : Nicolas Sarkozy a indubitablement fait baisser le FN en 2007. Macron n’est donc pas le premier.
  • Pour ce qui est de la fiabilité du sondage cité, je n’ai pas d’éléments me conduisant à penser qu’elle est moins bonne, ou meilleure, que celui des sondages publiés par les grands instituts.

Red Torpedo : Concernant le niveau de diplôme, ne faut-il pas cependant y voir un « déficit » (le mot est fort mais je ne vois pas comment le nuancer) de culture concernant l’extrême-droite sur le plan historique et idéologique qu’il peut être difficile d’appréhender sans avoir été informé à ce propos ?

Joël Gombin : De ce point de vue, je pense que la génération, donc l’âge, est un indicateur plus pertinent que le niveau de diplôme. En effet, dans les générations les plus jeunes, la mémoire antifasciste et anticoloniale est beaucoup moins structurante politiquement que dans les générations parvenues à maturité politique dans les années 60, 70 ou même 80.

Michel Sardu : Florian Philippot affirme qu’il ne veut pas revenir au FN d’il y a vingt ans, Jean-Marie Le Pen lui répond que les scores du parti étaient plus élevés en 1997 que pour ces législatives ? Le FN était-il en meilleure posture avant la scission mégretiste qu’aujourd’hui ?

Joël Gombin : Je pense qu’il est trop tôt pour le dire. Ça dépendra des débats qui auront lieu au sein du parti dans les semaines et mois qui viennent et de leur issue. Mais, dans Les Faux-Semblants du Front national (Presses de Sciences Po, 2015), nous soulignions avec mes collègues le coup profond porté au parti après 1998 et le fait que la période récente lui avait à peine permis de parvenir à un point équivalent à avant la scission, du point de vue de toute une série d’indicateurs. Il se pourrait bien que la suite confirme qu’il s’agit d’un colosse aux pieds d’argile.