Editorial du « Monde ». Début juin, l’une des firmes pionnières de l’ère numérique, Yahoo, a été rachetée par un des géants des télécoms aux Etats-Unis, Verizon Communications. L’affaire n’eût guère suscité de commentaires outre-Atlantique, n’était le montant de l’indemnité perçue – près de 200 millions de dollars – par la PDG de Yahoo, à l’issue d’un mandat de cinq ans des plus médiocres. Une fois de plus était posée la question des rémunérations pharaoniques des grands patrons du capitalisme global – et de leur impact sur la perception de la mondialisation et la montée des mouvements populistes.

Le conseil d’administation de Renault a voté à nouveau, jeudi 15 juin – à une petite majorité, il est vrai –, un montant d’émoluments de 7 millions d’euros à son PDG, Carlos Ghosn, qui, venant s’ajouter à ce qu’il perçoit de Nissan, contribueront à doter « Super Carlos » d’un revenu annuel de 15 millions d’euros. Son homologue de General Motors empoche plus de 22 millions de dollars par an, et celui de Ford, qui vient d’être remercié pour performance insuffisante, pas moins de 17 millions.

Ces sommes, faramineuses au point d’en devenir irréelles, sont doublement déconnectées de toute réalité. Elles le sont d’abord au regard des performances des grands patrons. Au total, Marissa Mayer, la PDG de Yahoo, âgée de 42 ans, aura touché 900 000 dollars par semaine durant les cinq ans qu’elle a passés à la tête d’une firme qu’elle n’a pas su sortir de l’ornière. On ne peut pas en dire autant de Carlos Ghosn, qui, arrivé à la tête de Renault en 2005, a transformé la firme française en l’un des géants de l’automobile mondiale.

Un symbole de l’explosion des inégalités

Mais ces traitements de féodaux sont aussi de plus en plus déconnectés des sociétés civiles dans lesquelles les patrons opèrent. En 1965, le PDG d’une grande firme aux Etats-Unis percevait un revenu annuel presque vingt fois supérieur au salaire médian dans son entreprise. Aujourd’hui, les mieux payés des patrons américains encaissent un revenu de l’ordre de 300 à 400 fois celui de l’employé type de leurs sociétés.

Le décrochage s’amorce dans les années 1970, au moment, précisément, où, aux Etats-Unis plus qu’en Europe, les revenus de la classe moyenne commencent à se tasser. Une courbe va monter, l’autre stagner. Les salaires des super-patrons vont être le symbole, plus que la cause, de l’explosion des inégalités au fil de la mondialisation de l’économie. Ils incarnent l’ébranlement de sociétés fondées sur une classe moyenne importante, noyau dur du modèle des démocraties sociales de l’après-guerre – rooseveltien, capitaliste rhénan ou à la française.

En ce sens, cette nomenklatura surpayée ne va pas peu contribuer à la montée de la détestation des élites qui fonde les éruptions populistes d’aujourd’hui. C’est dangereux pour la démocratie, mais aussi pour l’économie de marché. Cela commence à inquiéter les investisseurs. L’un des plus grands d’entre eux, la firme américaine BlackRock, vient de rendre publique une note stigmatisant le délire des revenus des grands PDG, suggérant un modèle d’émoluments ancrés dans les résultats globaux de l’entreprise, bref indexés sur le talent et rattachant, un peu, ces femmes et ces hommes, fussent-ils exceptionnels, à notre monde.

Comme on est en période de baccalauréat, on citera Sartre, qui, dans cette sorte d’autobiographie que sont Les Mots, disait qu’il aura été « tout un homme, fait de tous les autres et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».