Jeudi 15 juin, 23 h 40. L’E3, le salon du jeu vidéo de Los Angeles, a fermé ses portes il y a quelques heures seulement et déjà vient l’heure de rédiger la dernière gazette de cette semaine riche en émotions, en annonces et en lipides. Alors, à l’issue de cette semaine aussi exaltante qu’éreintante, il est apparu nécessaire, pour la science, l’histoire et pour rassurer les familles de nos Michel Vaillant de la croix directionnelle, de raconter les coulisses des coulisses.

Le « Mario Kart » impossible

Si le salon ferme chaque jour ses portes à 18 heures (3 heures du matin, heure française), la journée ne fait, en réalité, que commencer. C’est l’heure des courses, de la malbouffe et d’une pause chronométrée pour échanger quelques impressions, ainsi que d’une profonde inspiration avant que le marathon nocturne ne commence.

Les yeux rivés sur la lueur blafarde de leurs ordinateurs de voyage, les Schtroumpfs du joystick sont installés autour de la table en bois de leur quartier général sis à quelques encablures du salon. Les coudes sont serrés, les yeux délicatement soulignés de cernes, et les consoles Switch, attendant patiemment un hypothétique partie de Mario Kart 8 qui ne viendra jamais, se déchargent mollement.

Journaliste s’offrant une petite pause bien méritée (allégorie). | Gustave Courbet

Un aller sans retour

Progressivement, tandis que les papiers rentrent, le silence se fait pour de bon chez Pixels. On n’entend alors plus que le cliquetis des claviers, comme autant de petits pas vers une ligne d’arrivée qui ne paraît jamais se rapprocher, malgré les minutes qui défilent. Pour autant, ce n’est pas une compétition, encore moins une lutte, mais un travail d’équipe, une mission en coopération contre l’heure qui tourne et les organismes qui fatiguent. Ça tombe bien : il faut désormais se concerter, trouver un sujet pour la fameuse gazette, le papier « coulisses » dont le point final signifiera que l’on pourra bientôt dormir à poings fermés.

La nuit avançant, généralement sur les coups de 1 h 32, l’un ou l’autre des rédacteurs peut néanmoins montrer de premiers signes de faiblesse. Il s’enfonce de plus en plus profondément dans le canapé où il a choisi (erreur funeste) de chercher un peu de réconfort. Nul n’est dupe : bientôt l’auteur de ce geste irréfléchi menacera de basculer dans les abysses mobilières où se perdent sans retour pièces de 5 centimes, clés de boîte aux lettres et journalistes spécialisés dans le jeu vidéo.

Hannibal aux portes de Rome

Il a les mains sur le clavier, tranquille, un verre de vin rouge au côté droit. Un témoin de passage pourrait le croire endormi, d’autant qu’il a désormais une paupière fermée et l’autre à mi-drisse, comme le disent plaisamment les marins en fin de quart. Un examen attentif permet néanmoins de déceler une sorte de mouvement des doigts, comme un pic irrégulier sur un encéphalogramme : c’est un article qui prend forme ici, comme s’il était doté d’une conscience propre et se rédigeait seul.

Journaliste renonçant à finir son troisième papier de la soirée (allégorie). | Francisco de Goya

On lutte, on persévère. On touche même à un moment l’objectif du doigt : une idée de gazette a été trouvée, et quelques milliers de signes ont été écrits. Mais tel Hannibal aux portes de Rome, l’un finira par renoncer. Il est vrai que trois heures du sommeil, peut-être quatre (un bruit court dans la profession que certains auraient réussi, lors d’un E3 du XXe siècle, à fermer les yeux cinq heures d’affilée) ne semblent pas du luxe au regard du nombre de rendez-vous qui attendent nos Placide et Museau du clavier-souris.

« Je vais me coucher », grogne, sans que personne n’y croie vraiment, l’un des deux. Son collègue l’observe, mi-incrédule mi-horrifié, comme on observerait la chute inexorable d’un séquoia millénaire. Plus lent et laborieux, le survivant parviendra à tenir une heure de plus, le temps de boucler au choix, un papier sur le bal des rumeurs d’avant salon, le trop peu dit drame des chaises, la magie de la langue de bois, les parkings où se rencontrent amateurs de jeux indépendants et de merguez, ou encore le mystère des queues de quatre heures et des jeux présentés derrière des portes fermées.

Surprise : on apprendra le lendemain matin, à l’issue d’une nuit sans rêve, que le séquoia, depuis son lit, aura envoyé deux autres papiers avant de finalement succomber.

Cette ultime gazette en forme de baroud d’honneur a été achevée le vendredi 16 juin à 2 h 29 du matin. Soulagés, mais aussi un peu hébétés, ses auteurs sont presque un peu déçus, au fond, de devoir échanger, contre un nombre d’heures de sommeil à deux chiffres, cette semaine de jeux, d’interviews, de démonstrations et de comptes rendus aux allures de carte blanche.