Entraînement intensif, hallucinations et pieds gelés, Kilian Jornet raconte ses deux ascensions de l'Everest
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L’alpiniste espagnol Kilian Jornet, connu pour son endurance extrême et sa vitesse de grimpe, a atteint pour la seconde fois en une semaine le sommet de l’Everest, sans oxygène, le 27 mai. De retour en France, il s’est confié au Monde sur son exploit et ses projets d’avenir.

Pouvez-vous nous raconter en deux mots votre double exploit à l’Everest, qui n’a pas été forcément très bien compris par le grand public. Pourquoi deux fois et pourquoi cette course aux records ?

Kilian Jornet. Le but du projet de la 1re ascension était de partir depuis le monastère de Rongbuk à 5 100 mètres d’altitude, le dernier lieu habité par des moines, et monter au sommet. Mais comme j’ai eu des problèmes gastriques, et même si j’étais content au sommet, je me suis demandé si j’étais capable d’y arriver avec de meilleures sensations, plus naturelles. Nous étions le 23 mai, j’avais grimpé de 6 400 mètres à 8 400 mètres avec de super bonnes sensations que je voulais revivre jusqu’au sommet. Nous avions encore du temps, il y avait encore une fenêtre météo quatre jours plus tard, donc nous avons décidé qu’il fallait réessayer l’ascension. D’autant que je voulais voir s’il était possible de récupérer en si peu de temps.

C’était aussi un travail sur votre physiologie ? Vous avez donc peu à peu modifié votre projet des Summits of My Life pour y intégrer cette composante, la connaissance de son corps et de ses limites ?

Ce qui est intéressant en montagne, c’est de faire des choses qui nous font découvrir comment on fonctionne, pour s’entraîner différemment, pour récupérer autrement. Les Summits of My Life sont un tout, l’un n’empêche pas l’autre. Cette recherche physiologique, je la pratique depuis toujours. Quand j’ai commencé l’entraînement, j’aimais bien essayer des choses nouvelles, courir sans manger, passer des journées sans boire, pour voir comment mon corps réagissait. C’est naturel chez moi. Le projet s’est greffé à ce mode de fonctionnement.

Le fait de ne pas avoir choisi de grimper en septembre comme l’an dernier était-il voulu ? Vous avez dû vous adapter à une saison que vous ne connaissiez pas ?

C’était une question de permis. J’étais en discussions depuis l’automne avec le CTMA (China Tibet Mountaineering Association). Eux me disaient qu’ils n’allaient sûrement pas donner de permis pour l’été et l’automne, nous avons donc pris la décision d’y aller au printemps. C’est la saison des glaces, il n’y a donc pas d’avalanches, c’est la bonne période pour escalader. J’avais un peu peur par rapport au froid, mais dans l’Everest tout est allé parfaitement, alors que dans le Cho Oyu avec Emelie [Forsberg, sa compagne], ça a été plus compliqué à cause du vent, nous avons même dû nous réfugier dans une crevasse lors d’une de nos ascensions.

Vous vous êtes retrouvés au pied de l’Everest dans un endroit très couru, à côtoyer une multitude d’expéditions commerciales alors que vous vous entraînez très spécifiquement et que vous préparez très minutieusement vos expéditions. Qu’est-ce que ça change pour vous ?

L’an dernier nous étions complètement seuls au pied de l’Everest. Cette année, c’est la pleine saison, mais j’ai trouvé que ça ne faisait pas tant de monde que ça. Il y avait environ 250 personnes dont 150 grimpeurs : une centaine au camp de base, une centaine en train de grimper et une cinquantaine au camp de base avancé je pense. Côté sud, ça doit être très différent. Les deux fois au sommet j’étais complètement seul, et dans l’ascension j’ai dû croiser un peu de monde, mais il y a tellement de possibilités, et pas le même engagement. D’autant que je n’ai pas utilisé les cordes fixes, je n’ai utilisé que la 3e échelle, et même si tu ne les utilises pas, tu sais qu’elles sont là, donc ce n’est pas le même engagement.

Kilian Jornet , avant de gravir l’Everest. | AP

Comment les autres grimpeurs et les sherpas présents lors de votre expédition et de vos tentatives vous ont-ils perçus ?

Il y avait quelques personnes qui me connaissaient, qui voulaient essayer le sommet sans oxygène, mais aussi différents guides. Les sherpas étaient un peu choqués, me demandant pourquoi je ne prenais pas l’oxygène, une radio ou un téléphone satellite. C’était plutôt un sentiment de protection, mais une fois qu’ils m’ont vu évoluer en montagne, ils ont compris mon niveau et ma façon de m’engager. La plupart des personnes qui sont présentes sur le secteur sont très concentrées sur leurs objectifs et donc, même dans la montée, j’ai essayé de leur parler, mais j’ai vite compris qu’ils étaient trop fixés sur leur but.

C’est la fin des Summits of My Life, avez-vous eu une sorte de dépression ?

Pas vraiment, parce que je suis hyperactif. Dès que je suis rentré, j’ai repris l’entraînement, et deux semaines après j’ai fait ma première course de la saison. J’essaie de ne pas me projeter dans les ascensions, mais de garder tout ce que j’ai appris lors de ces expéditions. Ça me donne de la motivation pour la suite.

Vous vous réorientez « trail » cet été, vous allez donc être confronté à des athlètes professionnels de très haut niveau qui ne font que ça, alors que ça n’est plus votre cas…

C’est ça qui est intéressant. J’aime bien la compétition parce que ça nous remet en question tout le temps. Ça te fait t’entraîner et te préparer beaucoup plus que si tu ne participais pas au circuit. D’autant plus que cette année, ça motive encore plus, il n’y avait jamais eu d’ultratrails avec un plateau de plusieurs coureurs élite. C’est d’ailleurs pour ça que j’aime bien participer à Sierre-Zinal et à Zegama, parce que ce sont des courses où il y a du niveau. En ultratrail, c’est rare qu’il y ait de la concurrence.

On parle pour votre prochain projet de grimper les 14 « huit mille » en une année. Qu’en est-il ? Et quel budget ?

Ah bon ? non, mais c’est une bonne idée ! D’ailleurs il y avait des Espagnols qui avaient essayé sans réussir. Non, sérieusement, je n’ai pas de projet, en tout cas, ça n’est pas un projet ou une idée que j’ai eu, ça ne m’a jamais attiré. Mais ça n’est pas un projet fou, je pense même que c’est possible. C’est juste qu’il faut avoir la chance d’avoir de bonnes fenêtres météo. Je crois qu’il faut beaucoup de chance et aussi beaucoup d’argent. Notre expédition par exemple était assez économique, sans sherpa ni porteur, avec uniquement un cuisinier qui nous faisait essentiellement du riz, et en passant au total un mois sur place, ça réduit par six à dix le prix des expéditions.

Vos détracteurs parlent d’une prise de risque maximale, de grimpette en baskets, de manque de matériel de survie, voire d’inconscience. Que leur répondez-vous ?

Ce que je fais n’est clairement pas pour tout le monde. Pour l’Everest j’avais développé avec Salomon des chaussures spéciales, mais qui ne sont pas en vente (j’essaie de pousser mais c’est difficile, le marché n’est pas mûr d’après la marque). Avec elles, je n’ai pas eu froid du tout. C’est évidemment comme dans les Alpes, tu ne sens pas tes pieds, mais ça n’est pas du froid de congélation, j’ai eu plus froid au pied dans d’autres situations. En restant un jour de plus dans ce froid, je ne suis même pas sûr que j’aurais pu perdre des orteils. La fatigue joue beaucoup dans ces problèmes. Et en termes de matériel, j’avais un sac à dos de 7 kg, avec des moufles, une combinaison, une lampe frontale, des bâtons de marche, un piolet, une dizaine de gels énergétiques et deux litres d’eau, mais l’une des 2 bouteilles a gelé, je n’ai pas pu l’utiliser…

Vous connaissiez bien Ueli Steck, comment avez-vous appris et pris sa mort ?

Ce jour-là, j’étais au Cho Oyu (8 201 m) avec Emelie. On redescendait d’une ascension à 7 500 m et quand on est arrivés au camp de base j’ai pris le téléphone satellite pour vérifier la météo et j’ai vu un message qui me demandait si j’avais pris des nouvelles d’Ueli. Avant l’expédition, on s’était écrit pas mal par rapport aux conditions météo, car il voulait aller à l’Hornbein. Là-dessus j’ai appelé, et mon manageur a renvoyé un peu plus tard un message pour me dire qu’il était mort. C’est un choc. Bien sûr il y a le côté personnel, mais aussi mon rapport à la montagne : cette façon de faire est-elle valable par rapport aux risques qu’on y met. On avait discuté pas mal d’entraînement, de ce qu’apporte la course à l’alpinisme et inversement, la façon d’aborder les sommets, la prise de risque, cette façon de voir la montagne.

Evidemment quand quelqu’un de proche meurt, que tu es avec ta compagne dans une ascension, tu te dis que tu ne veux pas finir pareil, mais tu ne peux pas changer ta façon d’appréhender la montagne. Quand je suis arrivé à l’Everest, mon idée initiale était de monter soit Hornbein Norton soit une nouvelle voie là où on avait décidé d’ouvrir en 2016. Lors de ma première journée j’ai essayé par la voie de 2016, mais après 300 mètres je ne me sentais pas de prendre ces risques alors que je l’avais fait l’an dernier, et donc je suis redescendu. La mort de Stéphane (Brosse) reste le moment le plus dur : il était mon idole, il m’avait montré cette façon de grimper les montagnes, de m’amener à pratiquer de cette façon, et ça pose plein de questions.

Kilian Jornet se prépare à l’ascension de l’Everest. | AP