Dans sa carrière, Lionel Rossini a récupéré du charbon, du thon congelé, des céréales, du sucre, et pas mal d’argent. Il est ici photographié sur les quais de Genève. | Nicolas Righetti / Lundi13

Plate comme la main, brûlée par le soleil et sans une goutte d’alcool, Nouakchott n’est pas la ville rêvée pour un long séjour professionnel. La capitale de la Mauritanie, et d’autres métropoles africaines aux charmes discutables, sont pourtant le terrain de prédilection de Lionel Rossini.

Musclé mais jovial, cet habitant de Genève exerce un métier rare : revendeur de cargaisons en détresse et récupérateur de dettes pour les sociétés de matières premières. Il y a deux ans, il a ainsi sauvé 13 000 tonnes de riz pour un négociant russe basé à Pully, à côté de Lausanne. Soit l’équivalent d’un immeuble entier de céréales, valant quelque 9 millions de dollars.

Après une chute des cours, l’acheteur mauritanien avait refusé la marchandise pour en acheter une autre, moins cher. Le négociant s’est retrouvé avec une cargaison bloquée à Nouakchott, menacée de nationalisation si elle n’était pas vendue dans les six mois.

Des commissions « importantes »

C’est là que Lionel Rossini entre en scène. Durant sept semaines, il se rend sur place, paie les droits de douane et revend le riz des négociants russes, camion par camion. Il récupère cinq millions de dollars et prélève sa commission au passage.

« Ce qu’il récupère n’est qu’une fraction des flux totaux, mais comme dans ce business tout se calcule en milliers de tonnes, les montants sont vite importants », commente l’un de ses clients qui préfère rester anonyme.

Rencontré à Genève, Lionel Rossini explique son modèle d’affaires. « Dans ce genre de cas, on ne peut rien résoudre au téléphone, dit-il. Une belle lettre d’avocat de Londres, ça ne donne rien. Même avec une décision d’une cour internationale, si on ne va pas sur place, on n’aboutit à rien. »

En deux ans d’activités avec sa société Colossiens, Lionel Rossini a récupéré du charbon, du thon congelé, des céréales et du sucre, sa spécialité d’origine. Ses clients se recrutent parmi les « ABCD », ces géants qui dominent le commerce mondial du grain, mais aussi parmi des sociétés moins connues, dont aucune ne souhaite être nommée.

« Si on dit qu’on fait appel à lui, ça veut dire que quelque chose dans notre activité ne s’est pas passé de manière optimale », résume le patron de l’une d’elles.

Courage physique

De fait, beaucoup de choses peuvent mal tourner dans le négoce de matières premières. Un acheteur qui rompt le contrat, comme à Nouakchott. La douane ou le port qui bloquent une cargaison en attendant un papier manquant (ou un bakchich). L’employé corrompu d’une société de certification qui vole la marchandise qu’il devait surveiller – le cas est assez fréquent.

Les grands du secteur ont des troubleshooters à l’interne pour résoudre ce genre de problèmes. Mais Lionel Rossini offre un profil unique, selon l’un de ses clients : « Il a le courage physique d’aller sur le terrain, il peut prendre l’avion pour un pays africain et rester deux ou trois semaines pour faire pression jusqu’à ce que les choses bougent. Il a été champion de kickboxing, ça lui donne un esprit combatif. »

Mais ce n’est pas à coups de poing que Lionel Rossini s’est frayé son chemin. Son talent essentiel, c’est la capacité à actionner décideurs et fonctionnaires sur place. Le 31 mai, il rentrait du Nigeria, où il avait fait arrêter un escroc ayant sévi à Genève par la brigade anti-fraude, l’EFCC.

« Il connaît les rouages, les douanes, les officiels, les ministres parfois, il a accès aux personnes clés qui peuvent débloquer les choses », explique l’un de ses amis qui le décrit comme un « tout malin ».

Son premier job, ce professionnel de la débrouille l’a trouvé chez Gill & Duffus, une société de céréales qui possédait un bureau à Genève. A la question « Pourquoi vouloir travailler chez nous ? » il a répondu au plus simple – « pour faire de l’argent ». Ce qui lui a permis d’évincer les dizaines d’autres postulants qui cherchaient des raisons plus complexes de travailler dans le trading.

Documents broyés et quête d’identité

En 25 ans de carrière, Lionel Rossini a touché la face obscure de son industrie. En 1999, il est au Nigeria pour la société genevoise Addax. Deux cadres basés à Lagos ont aidé le dictateur Sani Abacha et ses fils à sortir des centaines de millions de dollars vers la Suisse – ils seront condamnés pour cela à Genève. Remercié sans ménagement après avoir dû broyer des documents, Lionel Rossini a raconté cette période dans un épais manuscrit, qu’il se réserve le droit de publier un jour.

Né à Séoul d’une mère coréenne et d’un soldat afro-américain, puis adopté à 6 ans par une famille suisse, son destin l’a conduit dans une longue quête d’identité. Jusqu’à devenir un Helvète exacerbé : service militaire dans les troupes d’élite, croix fédérale tatouée sur la cuisse, engagement à l’UDC, le parti nationaliste. Il a retrouvé sa mère et ses sœurs biologiques en Corée, sans rompre avec sa famille d’adoption : « Je vois régulièrement mon père, il m’aide pour la comptabilité », confie-t-il.

Et puis, il y a le drôle de nom de sa société, qui exprime sa foi chrétienne. L’Epître aux Colossiens est un passage de la Bible où saint Paul exhorte les habitants de Colosses, en Asie mineure : « Supportez-vous les uns les autres et pardonnez-vous mutuellement. »

Mais s’il apprécie les prêches – il est membre de l’Eglise évangélique Hillsong – Lionel Rossini n’a pas pour ambition de moraliser le négoce. Sa philosophie personnelle est plus limitée : « Je ne suis pas quelqu’un qui se plaint, résume-t-il. Dans la vie, on doit faire le mieux possible avec ce qu’on a. » Se satisfaire de son sort, même si cela implique de longs séjours à Nouakchott.