Etienne Daho le 21 novembre 2013 à Paris. | JOEL SAGET / AFP

« Je ne serais pas arrivé là si…

… si je n’avais pas tout le temps écouté mes intuitions. Car je ne marche qu’à l’instinct. Je fonce, muni de cette seule boussole, comme un bâton de sourcier. J’analyse peu, je ne décortique pas mes choix, et si je demande souvent leur avis à une poignée de proches, je n’en fais toujours qu’à ma tête. C’est de l’ordre de l’instinct animal, l’élan du premier choix qu’il ne faut pas pervertir par trop d’atermoiements, sous peine d’aller dans le mur.

Et cette intuition vous a rapidement mis sur la voie de ce métier ?

Tout de suite ! Enfant, la musique était une vibration qui me mettait dans un état inouï. A la maison, en Algérie, nous avions un gros poste de radio, bestiole monstrueuse surmontée d’un électrophone caché sous un couvercle. Et ma mère raconte que dès l’âge de 2 ans, obsédé par la musique, je montais sur un tabouret en brandissant la pochette du disque que je voulais écouter. Le tout premier – que j’ai encore – était les valses de Strauss, avec des couples dansant sur la pochette et du vernis nacré sur les robes des femmes. Et puis il y avait la pop et les yéyés. Mais je ne serais pas devenu l’auteur et le musicien que je suis sans cette succession d’événements si contrastés qui ont fait mon enfance.

Une enfance en Algérie, pendant une guerre sauvage…

Une suite d’arrachements. Mon père parti lorsque j’avais 4 ans, la pension à l’âge de 5 ans, et puis la guerre, oui. Ce climat permanent d’insécurité. L’angoisse de se prendre une balle en passant devant la fenêtre. L’horreur d’enjamber des cadavres en rentrant de l’école ou d’observer, terré derrière des volets, les flammes ravager les immeubles alentour. Sirènes, hurlements, odeur du sang séché au soleil. Je connais cela par cœur. Les récents attentats à Paris ont brusquement reconvoqué ces sensations qui me sont familières.

Où avez-vous vécu cette soirée du 13 novembre ?

J’étais dans un bar avec des amis. Des alertes sont arrivées sur nos téléphones et l’endroit a commencé à se vider sans que nous percevions tout de suite la gravité de la situation. Il y avait un mélange de stupeur et d’irréalité. Puis une amie avec qui j’étais a appris la mort d’une de ses proches et nous avons, d’un coup, basculé dans un cauchemar concret.

La salle du Bataclan éveille-t-elle chez vous des souvenirs particuliers ?

J’y ai vu tant de concerts ! Mais elle demeure spéciale car c’est là que Lou Reed, John Cale et Nico ont donné le dernier concert du Velvet Underground en 1972. J’y pense chaque fois que j’y vais.

La peur ne risque-t-elle pas de s’insinuer lors de vos prochains concerts ?

Certainement pas ! Il faut résister à la peur. Impérativement.

Le type d’enfance que vous avez vécu fabrique, dites-vous, des « durs à cuire ». On ne pense jamais à vous en ces termes.

Et pourtant… La souffrance est partie. Et il m’importe d’avoir un rapport doux et agréable avec les gens. Mais je suis en effet un dur à cuire, et particulièrement costaud. Si j’ai matérialisé mon rêve et réussi à vivre de ma passion, cela ne s’est pas fait comme ça. Il faut du courage pour vivre dans la peau d’un artiste. Ma chanson La Peau dure évoque ces larmes de l’enfance qui font le cuir et l’armure…

Comme la chanson « Boulevard des Capucines » évoque un père « fracassé, somnambule », rongé par le remords d’avoir abandonné son fils…

Je n’ai jamais revu mon père après son départ de la maison. Et voilà qu’après sa mort, on m’a remis un paquet de lettres jamais ouvertes qu’il m’avait adressées. Cette chanson est née de leur lecture et elle m’a énormément apaisé. Je n’avais pas envie d’en expliciter le texte, convaincu qu’il est essentiel de conserver des zones de flou pour que l’auditeur puisse kidnapper une chanson et la faire sienne. Mais des interprétations à côté de la plaque m’ont contraint de le faire, à regret. Et j’ai alors compris, devant l’émotion du public pour qui je la chantais, que cette chanson avait une dimension universelle. Et que tout le monde a quelque chose à régler avec ses parents.

Il y est question de pardon…

Bien sûr le pardon. Car mon père était venu me voir un soir à l’Olympia, et je lui avais interdit l’entrée de ma loge. C’était brutal, je lui en voulais, cela m’a hanté. On voudrait des parents modèles, des parents parfaits. Mais ils ont eu nos âges, ils ont fait des conneries, ils n’étaient pas forcément armés pour assurer leur rôle. Récemment, un homme est venu vers moi à La Closerie des lilas. « J’ai très bien connu votre père, m’a-t-il dit. Je jouais de la trompette avec lui. » Il m’a alors parlé de lui. Et ce père, qui me fut si longtemps aussi étranger qu’un Martien, m’est soudain apparu comme un jeune homme joyeux et hédoniste dans lequel je me suis retrouvé.

Le fils, donc, a pardonné au père.

Oui. Et le tourment est passé. J’ai la chance de pouvoir me dégager de cela avec la musique.

Peut-on aussi entendre la chanson comme celle d’un père, vous-même, qui demande pardon à un fils qu’il a eu bien trop jeune et qu’il n’a pas souhaité connaître ?

Oui. Vous avez raison. On peut faire ce parallèle.

La célébrité vous a longtemps pesé.

J’ai tout recherché sauf ça ! Et j’ai longtemps été sur le qui-vive. Mais l’avantage d’un long parcours, c’est qu’on s’inscrit peu à peu dans la vie des gens. Et je suis frappé de leur bienveillance. Ce sont eux qui font de vous des élus. C’est mystérieux, mais c’est ainsi. Je connais des tas d’artistes qui ont commencé en même temps que moi, qui avaient autant de talent que moi et qui n’ont pas fait de parcours. Je m’émerveille d’être parmi les élus. Ça compte tellement pour moi d’être accepté. Je suis quand même un petit immigré !

Vous vous ressentez encore comme un immigré ?

Quand on a vécu jusqu’à l’âge de 7 ans dans un pays étranger, on a toujours une sensation d’exil. L’exil est une fêlure indélébile, même si j’ai tout fait pour m’intégrer. Je suis Algérien, Breton, Anglais… Tout cela cohabite en moi. Et c’est sans doute pourquoi j’aime tant vivre dans des villes étrangères. Lisbonne, Barcelone, Ibiza, Londres… Je ne me sens nulle part chez moi. Et partout chez moi. Même si Rennes, la ville de mon adolescence, la ville où vit encore ma mère, est très, très essentielle.

Les événements récents vous donnent-ils envie de fuir Paris, vous, le nomade ?

Au contraire ! Cela me donne envie de rester ici, auprès de mes amis.

Vous avez vécu, il y a deux ans, l’expérience de la proximité de la mort.

Oui. Péritonite, deux mois en soins intensifs. Mais mourir n’était pas une option. C’était même inconcevable. Pas là, pas tout de suite. Il y a plein de choses que j’ai encore envie de faire. Et un disque attendait, fin prêt, sur lequel j’avais tant travaillé. Cela m’a sauvé. Mon mental a hâté ma guérison et sidéré les médecins.

Avez-vous un jour perdu le goût des choses ?

Oui, une fois. Un vrai « break-down ». Et heureusement ! Cela m’a permis d’avoir un futur. Car on n’apprend rien du bonheur. C’est un moment provisoire qui soigne. Comme une promesse que les instants de félicité pourront surgir à tout moment. C’est tout. On a besoin d’être confronté à la complexité, à l’énigme de la vie qui ne ressemble pas aux rêves que l’on s’est faits. J’accueille donc plutôt bien les épreuves. C’est forcément intéressant.

Que diriez-vous au jeune homme réservé qui, à Rennes, rêvait de faire de la musique ?

Qu’il a raison de croire en son rêve. Que sa force et son intensité triompheront, même s’il ne se croit pas gâté par la vie et ne connaît personne. A moins que ce ne soit le destin, ce mystère qui me taraude. Est-ce qu’on le fabrique nous-mêmes ? Ou bien le scénario est-il écrit à l’avance ? Je ne mets pas de mot sur cette sensation, mais j’ai toujours eu le sentiment d’être accompagné et porté par quelque chose. Et que certains événements ne sont pas le fruit du hasard.

Diriez-vous que vieillir est angoissant ?

Pas du tout. J’appelle ça « maturer ». Mon corps et mon visage changent, et je trouve que c’est une belle chose. Mes envies sont intactes et j’ai toujours autant besoin d’intensité. Ça, c’est pas un truc de vieux. »

Etienne Daho est né le 14 janvier 1956 à Oran

*Coffret « L’Homme qui marche », nouveau best-of en versions 2 CD + DVD du documentaire d’Arte « Etienne Daho, un itinéraire pop moderne », réalisé par Antoine Carlier.

« Daho, l’homme qui chante », une BD signée Alfred Chauvel (l’histoire de la fabrication du 13e album d’Etienne « Les Chansons de l’innocence retrouvée »), éditions Delcourt.

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