L’Organisation mondiale de la santé (OMS) vient de porter les morsures de serpents au premier niveau de la liste des maladies tropicales négligées. Très attendue par les acteurs de terrain, cette décision va permettre d’améliorer le traitement des envenimations en favorisant l’accès aux antivenins et leur emploi dans les centres de santé même les plus reculés d’Afrique subsaharienne. Il faut prendre conscience de l’ampleur du problème : plus d’un million de morsures de serpents surviennent chaque année en Afrique subsaharienne et l’on estime que les envenimations entraîneraient annuellement 25 000 à 30 000 décès et autant d’invalidités permanentes.

Une pierre noire contre les venins

Il s’agit maintenant d’améliorer le recueil de données épidémiologiques, de former le personnel de santé à la prise en charge des morsures de serpent, de définir les caractéristiques des antivenins appropriés pour l’Afrique et d’identifier des sources de financements des antivenins. Pour cette région, un antivenin doit être efficace contre tous les serpents régionaux, très bien toléré pour être utilisé dans les centres de santé isolés, stable dans les conditions climatiques tropicales et accessible partout où il est nécessaire.

Nul besoin donc, pour les populations concernées, d’avoir encore recours à des expédients d’efficacité discutable. Les expérimentations sur la pierre noire, morceau d’os brûlé en milieu réducteur (comme le charbon de bois dont il partage les propriétés absorbantes), ont montré qu’elle ne neutralisait pas le venin. A l’instar des dispositifs mécaniques aspirants, la pierre noire ne récupère qu’un millième du venin injecté par le serpent ! La diffusion extrêmement rapide du poison et la forte compétition avec les liquides présents au niveau de la morsure (sang, sueur, etc.) expliquent la quantité négligeable de venin extrait de la morsure. L’illusion de l’efficacité de ces procédés vient de ce que plus du tiers des morsures de serpents n’est pas suivi d’envenimation.

Pourtant – et c’est là tout le problème – les antivenins, quelle que soit leur qualité, se vendent mal… Pour comprendre cette situation, il faut prendre en compte plusieurs facteurs : la perception des morsures de serpents par la population ; les réticences du personnel de santé à l’utilisation des antivenins ; des modèles économiques inadaptés et une certaine indifférence des autorités politiques et sanitaires devant le problème.

Deux cents euros le traitement

Jusqu’à la mise au point des antivenins de dernière génération, composés d’immunoglobulines fragmentées et purifiées, les sérums étaient dangereux, même si leur efficacité n’était pas contestée. Cependant, la forte plus-value technologique des produits récents, réduisant considérablement le risque d’effets indésirables, notamment sévères, s’est accompagnée d’une augmentation significative de leur prix. Elle a entraîné leur abandon progressif dans les pays en développement qui comptent pour plus de 95 % des besoins mondiaux. Un traitement coûte en moyenne 200 euros, ce qui est très supérieur au revenu mensuel d’une famille de paysan. Pourtant, il a été montré que le rapport coût/efficacité des antivenins était l’un des meilleurs parmi les traitements des maladies tropicales.

Autre facteur, la perception par les victimes de la morsure d’un serpent. Bien souvent, elle n’est pas éprouvée comme le résultat d’une rencontre naturelle et opportuniste avec un serpent, mais comme la conséquence d’un acte malveillant de la part d’un ennemi ou d’une puissance maléfique. Le patient s’adressera en priorité à un thérapeute traditionnel pour conjurer le sortilège, ce qui retardera – ou même empêchera – la consultation dans un hôpital. Dans un tel contexte, les antivenins ne sont pas considérés ni comme pertinents, ni comme efficaces.

En outre, il n’existe plus d’enseignement sur la prise en charge des morsures de serpent dans aucun pays du monde. Ce qui peut se justifier dans un pays tempéré dans lequel il est probable que les médecins ne verront jamais d’envenimation au cours de leur carrière n’est pas admissible dans les pays tropicaux où de nombreux cas se présentent quotidiennement dans les centres de santé en milieu rural.

Les envenimations constituent plus de 10 % des patients hospitalisés dans de certains hôpitaux de campagne et représentent au Burkina Faso, par exemple, l’une des cinq premières causes de consultations. Faute de formation, le personnel de santé n’utilise pas les antivenins, ce qui prive, chaque année, des centaines de milliers de patients d’un traitement salvateur.

Formations et financements

Face à ce grave problème de santé publique, la Société africaine de venimologie (SAV) a bâti à l’été 2016 une stratégie de prise en charge des morsures de serpent. Réunie à Abidjan en juin 2015, la SAV propose d’inverser le cercle vicieux de l’inaccessibilité des antivenins en s’appuyant sur trois points. Tout d’abord, la notification obligatoire des envenimations dans chaque pays d’Afrique subsaharienne, à l’instar de l’Asie et l’Amérique latine, pour identifier les besoins quantitatifs (nombre de doses nécessaires) et qualitatifs (emplacement de stockage) d’antivenins et répondre aux priorités nationales.

Le second point d’attention concerne la formation du personnel de santé afin d’améliorer la prise en charge des morsures de serpents et réduire les complications encore trop souvent observées. Il s’agit aussi d’inclure les tradipraticiens dans le processus de soins pour que le patient puisse consulter précocement à l’hôpital sans être déstabilisé. Enfin, il faudra s’assurer du financement des antivenins grâce à une répartition des coûts entre tous les acteurs comme cela se pratique pour les vaccins.

L’Etat, les collectivités locales, les entreprises privées, en particulier les compagnies agricoles ou de travaux publics employant des ouvriers exposés aux morsures de serpents, ainsi que les assurances et les mutuelles de santé, sont appelés à subventionner les antivenins pour les mettre à la disposition des patients à un prix raisonnable. De telles initiatives existent déjà au Togo, Burkina Faso, Côte d’Ivoire ou Nigeria. L’objectif de la SAV est de réduire de 90 %, à l’horizon 2020, la mortalité par morsures de serpents.

Jean-Philippe Chippaux, médecin et docteur en santé publique, est directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

Cet article a d’abord été publié sur le site français de The Conversation.