Le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, le 27 juin, à Sintra. | RAFAEL MARCHANTE / REUTERS

A l’étroit dans leurs costumes sombres, prisonniers de leurs tours de verre, les banquiers centraux sont-ils coupés du monde ? Probablement. Mais certains tentent d’y remédier. Et de tisser prudemment, parfois maladroitement, des liens avec une société civile pour qui les débats monétaires semblent bien souvent à mille lieues des préoccupations quotidiennes.

Depuis quelques mois, la Banque centrale européenne (BCE) multiplie les initiatives pour ouvrir la discussion avec les citoyens européens. Lundi 26 juin, avant le début du forum annuel de l’institution à Sintra, au Portugal, son président, Mario Draghi, a lancé Youth Dialogue, ou « Dialogue avec la jeunesse ».

L’idée : entamer un échange avec des étudiants européens autour de l’innovation et de la productivité, le thème de l’année à Sintra. Pendant près d’une heure, dans les locaux de l’école de management Iéseg de Lisbonne, l’Italien a répondu aux questions posées par les étudiants – dont certaines ont été transmises par l’intermédiaire de Facebook.

Cela n’a l’air de rien, mais, dans le monde policé des banquiers centraux, l’usage des réseaux sociaux n’est pas monnaie courante… « Cette année, nous avons voulu faire les choses différemment », a expliqué M. Draghi, après une minute de silence, en hommage aux victimes des terribles incendies qui ont ravagé le centre du Portugal ces derniers jours. « D’habitude, c’est nous qui parlons. Cette fois, nous vous écoutons. »

« La crise a frappé des Etats mal préparés »

Probablement un peu intimidés, les jeunes s’en sont tenus à des questions plutôt techniques et studieuses. « Les rachats de dettes publiques de la BCE auraient-ils dû commencer avec ceux de la Réserve fédérale ? », a demandé une étudiante. « Dans les pays durement frappés par la récession, vaut-il mieux investir dans la technologie ou dans le capital humain ? », a interrogé un autre depuis Chypre, par Facebook.

Chaque fois, le « dottore Draghi » a pris soin de répondre avec pédagogie et détails, défendant, au passage, la contribution de la politique monétaire accommodante au redressement progressif de l’emploi. Il a notamment rappelé l’historique de la crise de 2007-2008. Partie du marché immobilier aux Etats-Unis, elle s’est ensuite muée en crise des dettes souveraines européennes, « parce que la crise a frappé des Etats mal préparés », puis en crise bancaire, « parce que beaucoup de banques européennes détenaient des dettes publiques ». Il a également souligné la différence fondamentale entre l’économie américaine, où les entreprises se financent essentiellement sur les marchés, et l’économie européenne, où les PME se tournent principalement vers le crédit bancaire.

Sur l’innovation, l’Italien s’est voulu optimiste, en soulignant qu’investir dans les nouvelles technologies ne détruit pas forcément des emplois. A condition que « les innovations puissent se diffuser dans toute l’économie, et que l’environnement des affaires, comme le système fiscal, favorise cette diffusion ».

« Un intermédiaire neutre »

Si aucun étudiant ne s’est aventuré sur un terrain plus polémique, l’exercice n’en reste pas moins une première pour l’institution. Pour favoriser le dialogue, elle va également diffuser en direct, sur Internet, les discussions qui se tiendront à Sintra jusqu’au mercredi 28 juin. Là encore, c’est une nouveauté. Banquiers centraux et économistes débattront notamment du mystérieux affaiblissement de la productivité dans les économies avancées.

Voilà qui tranche avec les pratiques de l’autre symposium des grands argentiers, organisés tous les mois d’août à Jackson Hole (Wyoming) par la Réserve fédérale (Fed, banque centrale américaine). Et où l’on pratique plus volontiers l’entre-soi.

Au-delà du symbole – les mauvaises langues qualifient l’exercice de coup de com–, ce début d’ouverture au dialogue correspond à un nouveau volet de la stratégie de la BCE. « Elle cherche à se positionner comme un intermédiaire neutre, favorisant la réflexion et les échanges d’idées entre le monde académique, la société civile et les dirigeants politiques », analyse un proche de l’institution. Face aux défis de la croissance faible, du vieillissement de la population et des inégalités, auxquels peu d’économistes et de gouvernements semblent en mesure d’apporter des réponses claires, ce n’est pas une mauvaise idée…