Au début des années 2000, alors que le polar figurait au registre des genres quelque peu essorés par des hordes de déclinaisons télévisées, surgissait sur les écrans Memories of Murder (2003, sorti en France en juin 2004), une ­petite bombe à fragmentation sud-coréenne qui en renouvelait foncièrement les termes et ­s’af­firma illico comme l’un de ses nouveaux fleurons.

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Ce coup de maître inattendu, second ­long-métrage de son auteur, ­lançait sur la scène internationale un jeune cinéaste de 35 ans, Bong Joon-ho, dont on ­découvrait le génie composite et ­incroyablement dynamique, ­car­burant au mélange des genres et aux ruptures de ton, avec un sens du récit à plusieurs vitesses proprement détonnant. Mais si le film est resté dans les esprits, c’est aussi pour sa tournure ­inédite, qui ignore l’élucidation traditionnelle du crime et plonge son spectateur dans des abîmes d’incertitude.

Et pour cause, puisque celui-ci s’inspire d’un fait divers advenu dix-sept ans plus tôt, au cours ­duquel un tueur en série a terrorisé une petite bourgade de province, sans jamais laisser à la ­police la moindre preuve qui eût permis de l’arrêter.

Grotesque et violence

Le récit s’ouvre donc un après-midi ensoleillé d’octobre 1986, lorsqu’on trouve le ­cadavre ligoté d’une jeune femme vêtue de rouge dans un fossé, en rase campagne. Le ­visage fermé d’un enfant qui ­assiste inopinément à la scène annonce, dès le départ, une opacité programmatique. Park Doo-man (Song Kang-ho), le détective chargé de l’affaire, emploie des méthodes expéditives, afin de boucler rapidement le suspect tout désigné, à savoir un handicapé mental sans ­défense.

Seo Tae-yoon (Kim Sang-kyung), un enquêteur plus jeune et plus pénétrant, est dépêché de Séoul pour lui prêter main-forte. Les deux hommes font équipe tant bien que mal, mais l’enquête ne se déroule pas comme prévu, à cause de l’amateurisme carabiné de la police locale et d’un tueur insaisissable, qui frappe les soirs de pluie et semble se dissiper aussi sec, comme une vapeur ­immatérielle.

La balourdise des flics, par moments hilarante, se révèle être l’envers d’une brutalité spasmodique

Ce qui frappe d’abord, c’est le mélange hautement instable de grotesque et de violence avec ­lequel Bong met en place l’enquête : la balourdise de ses flics, par moments hilarante, se révèle être l’envers d’une brutalité spasmodique, se perpétrant dans la plus complète impunité.

En se plaçant dans une époque où la Corée du Sud sortait à peine de la dictature militaire, le film montre l’incompétence d’une police dépassée par les événements et témoigne de ses exactions d’alors (passage à tabac des ­témoins, ­extorsion d’aveux, fabrication de preuves, etc.). Au moment de produire un test ADN sur un suspect sérieux, on apprend que le pays, à la traîne, ne dispose pas encore de la technologie nécessaire et doit ­envoyer les échantillons aux Etats-Unis.

Débâcle collective

Bong brosse ses personnages sous l’angle d’une trivialité ­débordante, qu’elle soit corporelle (les coups de tatane acrobatiques) ou langagière. L’action se déploie toujours sur différents niveaux, révélant des élans ­conflictuels et contrariés. Le film figure ainsi le corps social coréen comme un grand dysfonctionnement, à l’image de cette scène magistrale de reconstitution du meurtre, tournant au fiasco ­général sous les yeux des journalistes : tableau d’une débâcle collective où l’usage du ralenti donne alors l’impression que cette administration est en train de s’écrouler sur elle-même.

Peu à peu, la logique du polar reprend le dessus, Seo repérant certaines récurrences dans le comportement du tueur (la pluie, ­une chanson à la radio, des vê­tements rouges). L’enquête étend ses ramifications jusqu’aux recoins insoupçonnés du village, dressant incidemment un portrait de cette petite société provinciale, plongeant parmi ses membres les plus ­déclassés, solitaires, jusque dans la misère des fantasmes ordinaires.

Bong excelle aussi bien dans les phases d’accélération que dans les moments d’enlisement

Bong excelle aussi bien dans les phases d’accélération (la course-poursuite nocturne dans le village) que dans les moments d’enlisement : les pistes systématiquement déjouées provoquent la fatigue, puis l’exténuation et bientôt la décrépitude des deux inspecteurs, qui se révèlent par le prisme de leur faiblesse.

En laissant l’affaire irrésolue, le film tend une perspective terrassante avec le présent et élève le tueur mystérieux au rang de question historique : que faire des victimes d’une époque pas si lointaine (le régime militaire) que la transition démocratique et libérale n’aura pas complètement réussi à refouler ?

memories of murder

Film sud-coréen de Bong Joon-ho (2003). Avec Song Kang-ho, Kim Sang-kyung, Kim Roe-ha, Song Jae-ho (2 h 11). Sur le Web : www.les-bookmakers.com/films/memories-of-murder et www.larabbia.com/films/memories-of-murder