LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, nous vous proposons trois romans : L’Esthétique de la résistance, du dramaturge Peter Weiss, sans doute l’un des grands monuments littéraires du XXe siècle ; Mac et son contretemps où Enrique Vila-Matas mène une réflexion sur le passage à l’acte d’écrire ; et enfin, Nos années rouges, d’Anne-Sophie Stefanini, un roman qui fait dialoguer une fille avec son père abandonné par l’espoir.

ROMAN. « L’Esthétique de la résistance », de Peter Weiss

L’Esthétique de la résistance, du dramaturge et écrivain allemand et suédois Peter Weiss (1916-1982) – un roman, malgré son titre – est sans doute l’un des grands monuments littéraires du XXe siècle, à côté d’Ulysse, de James Joyce (1922 ; Gallimard, 1937), auquel il a été souvent comparé. Pourtant, ici, le héros symbolique en serait plutôt non pas l’homme d’Ithaque mais Hercule, que ses travaux rapprochent des opprimés et des esclaves écrasés par le nazisme.

Les personnages, jeunes clandestins communistes dans l’Allemagne hitlérienne d’abord, l’Espagne de la guerre civile ensuite, puis l’exil, cherchent à fourbir leurs armes contre les tyrannies et à rompre leur isolement, parfois provoqué par les retournements de stratégie et d’alliance du Komintern ou de l’URSS. Ces armes, ils les trouvent dans les œuvres d’art comme dans la littérature, dont les productions, depuis l’Antiquité, comme le Grand Autel de Pergame exposé à Berlin, exhibent le triomphe des puissants sur les faibles, mais dont ils croient possible d’inverser le sens pour montrer que « l’espoir meurt en dernier ». Nicolas Weill

KLINCKSIECK

L’Esthétique de la résistance (Die Asthetik des Widerstands), de Peter Weiss, traduit par Eliane Kaufolz-Messmer, Klincksieck, 896 p., 29 €.

ROMAN. « Mac et son contretemps », d’Enrique Vila-Matas

Enrique Vila-Matas raffole des fausses citations. Dans Mac et ses contretemps, il place dans la bouche de Nathalie Sarraute (1900-1999) cette phrase apocryphe : « Ecrire, c’est essayer de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait. » Mac, son narrateur, se répète cette formule. S’il avait continué à travailler dans l’immobilier, il n’aurait jamais fait cette expérience. Par bonheur, son affaire vient de péricliter. Voici l’occasion « d’écrire tous les jours pour voir ce qui se passe ». De se lancer dans le vrai-faux roman « posthume et inachevé » dont Mac a toujours rêvé. Son idée : s’emparer du livre de l’insupportable Sanchez – un auteur à succès qui se trouve être l’amant de sa femme – pour le « réécrire et l’améliorer en secret ».

Mac et son contretemps est donc l’histoire de Mac écrivant Mac et son contretemps : une réflexion sur le passage à l’acte d’écrire et ses motivations. Qu’est-ce qu’avoir une voix en littérature, une voix singulière ? Celui qui la possède est-il condamné à se répéter pour ne pas décevoir ? Et la répétition, qui est si souvent vue comme un écueil, ne peut-elle ouvrir au créateur des voies nouvelles ? Les pages de Vila-Matas fourmillent de clins d’œil à l’histoire de l’art, au cinéma, mais aussi, de plus en plus, à l’enfance de l’auteur, à sa famille, ses souvenirs. Si Mac fait du Sanchez, Vila-Matas, lui, fait et refait du Vila-Matas, reprenant ses thèmes, les modifiant, les réinterprétant, tissant de livre en livre une œuvre toujours plus insolite et prenante. Florence Noiville

CHRISTIAN BOURGOIS

Mac et son contretemps (Mac y su contratiempo), d’Enrique Vila-Matas, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Christian Bourgois, 344 p., 24 €.

ROMAN. « Nos années rouges », d’Anne-Sophie Stefanini

Vers la mer, le premier roman d’Anne-Sophie Stefanini (JC Lattès, 2011), racontait le face-à-face d’une fille et d’une mère qui perd la mémoire. Dans Nos années rouges, une jeune femme s’adresse à un père abandonné par l’espoir. Enfant de communistes, elle-même militante, Catherine est de ces « pieds-rouges » français qui ont considéré l’Algérie non seulement comme un pays à libérer du joug colonial, mais aussi comme le laboratoire de la révolution mondiale.

Quand s’ouvre le roman, elle est déjà en prison, comme d’autres « amis de l’Algérie » pourchassés par l’armée après le coup d’Etat de Boumediene de 1965. Alors Catherine se souvient. Des enthousiasmes brûlants et des doux renoncements, de la « vie promise » et des déceptions partagées, des mots brandis et des couleuvres avalées. Elle revoit ses amis, ses amours, Bachir, Assia, Vincent, Ali. Bien que ses gardiens ne lui demandent jamais « pourquoi ? », elle s’explique, ou plutôt elle dit, nomme, constate. Et à travers cet interrogatoire fantôme, ce qu’Anne-Sophie Stefanini met en place, avec un tact fragile et une rigoureuse sensibilité, c’est un dialogue qui contraint les pères à briser le silence, à s’expliquer. Jean Birnbaum

GALLIMARD

Nos années rouges, d’Anne-Sophie Stefanini, Gallimard, 192 p., 16 €.