Le président philippin, Rodrigo Duterte, à Manille, le 27 juin. | NOEL CELIS / AFP

Le président philippin, Rodrigo Duterte, achève, vendredi 30 juin, la première année de son mandat à des sommets de popularité, après avoir embarqué ses compatriotes pour un voyage « chaotique », entre meurtres de la guerre antidrogue et revirements diplomatiques. Dans un tchat, notre journaliste Harold Thibault, spécialiste de l’Asie, a répondu aux questions d’internautes sur ces un an de mandat de Duterte, qualifié de « calamité » par Human Rigths Watch.

Exa : Quelles sont les principales drogues présentes aux Philippines ? Le business du narcotrafic a-t-il diminué avec les actions du président Duterte ?

Harold Thibault : La principale drogue consommée aux Philippines, comme dans la plupart des pays d’Asie du Sud-Est, est la méthamphétamine, une drogue de synthèse, en philippin shabu, mais on trouve également du cannabis et des drogues plus dures. M. Duterte se focalise avant tout sur le shabu, dont il prétend qu’il fait rétrécir le cerveau des toxicomanes. Il le mentionne systématiquement. Selon le bureau antidrogue philippin, il y a 1,8 million d’usagers de drogues dans le pays. Mais le président Duterte a ensuite évoqué 3 millions, puis 4 millions.

La « guerre contre la drogue » de Duterte a un effet dissuasif indéniable : des centaines de milliers de simples usagers ou de petits dealers se sont rendus aux autorités, qui leur promettaient la clémence. En retour, ils se sont retrouvés sur les « listes » de suspects, établies au niveau des quartiers. L’essentiel des victimes d’exécutions extrajudiciaires depuis un an figurait sur ces listes. La question est plutôt de savoir à quel prix se fait cette lutte contre la drogue : on dénombre plus de 7 000 morts en un an.

Pierre : Pouvez-vous expliquer le contexte de la réaction de Donald Trump (« You’re doing a great job »), alors que M. Duterte semble adopter une attitude de défiance vis-à-vis des puissances occidentales ? Emmanuel Macron s’est-il exprimé sur le sujet ?

Duterte a vu l’élection de Donald Trump comme une aubaine. En effet, son prédécesseur, Barack Obama, avait critiqué la hausse du nombre d’exécutions extrajudiciaires dès les premiers mois au pouvoir de M. Duterte. Ce dernier avait insulté M. Obama en retour.

M. Duterte, de par son passé, est sceptique face à la puissance américaine. Il juge que les Philippines sont victimes de l’impérialisme américain : ce sont de leurs bases que décollaient les bombardiers B-52 qui partaient pour le Vietnam. Les Philippins, colonisés d’abord par l’Espagne puis durant la première moitié du XXe siècle par les Etats-Unis, ont le sentiment d’avoir subi l’Histoire, notamment la guerre froide. En cela, M. Duterte surfe sur un sentiment populaire, ce n’est pas qu’un blocage personnel.

A l’évidence, M. Trump ne place pas les droits de l’homme au même plan, il se fait moins moralisateur, ce qui convient parfaitement à M. Duterte. Celui-ci avait tendu son majeur et dit « fuck you » à l’Union européenne lorsqu’elle s’est inquiétée de son bilan.

Enfin, M. Trump est lié en affaires aux Philippines : dans le quartier riche de Makati, à Manille, un gratte-ciel portant la marque Trump est en construction. Le promoteur, Jose Antonio, paye pour cela des royalties à la famille Trump. M. Duterte a nommé ce même M. Antonio représentant spécial pour les échanges commerciaux entre les Etats-Unis et les Philippines.

Pour ce qui est d’Emmanuel Macron, il n’y a pas de visite prévue pour l’heure, alors que M. Hollande s’était rendu à Manille, sous son prédécesseur, Benigno Aquino. Les dirigeants européens ne sont pas désireux de s’afficher avec M. Duterte du fait de son bilan.

Elmomo : Comment Duterte maintient-il un taux de popularité si haut auprès de la population alors que les familles endeuillées se comptent par milliers ?

Il faut comprendre l’exaspération des citoyens philippins : ils sentent que, malgré la croissance économique réelle de l’archipel, leur propre situation ne s’améliore pas. Le niveau de corruption de la classe politique est particulièrement élevé, comme l’illustrent historiquement les 800 paires de chaussures de la veuve du président Marcos, qui maintint le pays sous loi martiale durant quatorze années. Beaucoup considèrent que les hommes politiques ne font rien pour eux. Sauf Duterte, qui parle le langage de l’homme de la rue et s’intéresse à ce problème du quotidien : le droit de marcher dans des rues sûres, sans crainte.

Donc beaucoup, pour le moment, sont prêts à fermer les yeux sur la méthode, tant qu’ils pensent que les « méchants » sont la cible. 78 % des Philippins soutenaient l’action de Duterte en avril, mais, simultanément, 73 % craignaient d’être à leur tour, eux-mêmes ou un de leurs proches, victimes d’une exécution extrajudiciaire. Et il n’y a pas de recours car pas d’enquêtes approfondies sur ces meurtres.

Un manifestant proteste contre l’instauration de la loi martiale, à Manille, le 30 juin. | NOEL CELIS / AFP

Big Brother : Quel est le passé de monsieur Duterte ?

M. Duterte vient de la grande île du sud du pays, Mindanao. C’est une zone qui contribue beaucoup pour les ressources naturelles et l’agriculture du pays, mais a le sentiment de peu recevoir. Il a donc cette colère en lui contre le centre, Manille. Il rentre tous les week-ends, en général dès le jeudi, à Davao, la ville dont il a été maire durant vingt-deux ans. Ce côté provincial lui vaut la sympathie de beaucoup de citoyens.

Mais son père a été gouverneur de la région qui entoure Davao, de sorte qu’il appartient, lui aussi, à l’élite politique. M. Duterte parvient à se présenter comme un homme du peuple, à tort ou à raison, ça marche. Dans sa ville, durant deux décennies, il a mis en place le système qu’il instaure depuis un an dans l’ensemble du pays. On dit ainsi que Davao a été son « laboratoire » : les policiers ont été invités à ne pas hésiter à appuyer sur la détente. Et des tueurs à moto ont commencé à cibler les petits voyous et les dealers.

Jimmy Page : Le président Duterte s’est-il attaqué à l’institution judiciaire ou aux médias ? Quels sont les contre-pouvoirs qui existent face à lui ? Est-il le « Erdogan du Sud-Est asiatique » ?

Les Philippines sont une démocratie établie, mais ses institutions restent fragiles. M. Duterte a su s’attirer le soutien d’une bonne partie de la Chambre basse : du fait de sa popularité, peu de députés s’attaquent à lui frontalement. Idem au Sénat, où il n’hésite pas à attaquer ses ennemis. La sénatrice Leila de Lima, ex-ministre de la justice, a été placée en détention en février. C’est sa plus bruyante opposante. Elle a opportunément été accusée d’avoir financé sa campagne avec l’argent du trafic de drogue.

Beaucoup de politiciens hésitent à le critiquer car le peuple est sensible aux thèmes qu’il aborde : promesse de sécurité, rétablissement de la peine de mort en cours. L’institution qui s’oppose le plus vertement à lui est l’Eglise, dans un pays catholique à 90 %. Il a traité le pape François de « fils de pute » à propos des embouteillages que sa visite à Manille avait causés.

Paradoxalement, en entrant en confrontation avec l’institution la plus forte, il nourrit au passage son image d’homme fort, prêt à tout… pour servir la cause du peuple.

Thibaud : Comment Duterte compte-t-il s’occuper de la menace islamiste qui persiste depuis des décennies dans le sud du pays et qui s’est manifestée à Marawi récemment ? A-t-il prévu une politique à long terme ?

Le problème djihadiste concerne essentiellement la région de Mindanao, l’extrême sud du pays. Puisque M. Duterte en est originaire, beaucoup ont pensé qu’il serait plus à même de régler le problème. Mais il y a eu cet événement le 23 mai : M. Duterte était en visite à Moscou lorsqu’une coalition de chefs de guerre locaux de Mindanao et de djihadistes internationaux – ayant quitté le front syrien, où l’organisation Etat islamique est en recul –, ont pris une ville de plus de 200 000 habitants, Marawi. Le ministre de la défense de M. Duterte, Delfin Lorenzana, avait dit qu’il ne faudrait que quarante-huit heures pour reprendre Marawi, mais cinq semaines plus tard, des quartiers entiers sont toujours aux mains de djihadistes.

Dans la ville, c’est une véritable guerre. Or, les soldats philippins sont plus entraînés à la guerre dans la jungle qu’en zone urbaine. Beaucoup n’ont pas de gilets pare-balles. Face à eux, les djihadistes sont d’excellents snipers et tiennent en plus des civils en otage, notamment un prêtre et ses ouailles, kidnappés en pleine messe, qu’ils menacent de décapiter.

M. Duterte, malgré sa frustration par rapport à cette impasse, n’est pas parvenu jusqu’à présent à apporter la victoire. Ses opposants lui reprochent aujourd’hui d’avoir sous-estimé la menace : les renseignements avaient évoqué avant le 23 mai les renforts djihadistes à proximité de Marawi, mais l’armée philippine n’était pas préparée.