Les fêtes de fin d’année 2015 approchaient lorsque dix-huit adolescents du 12arrondissement de Paris ont franchi un pas que leurs aînés jugeaient jusqu’alors impensable : dénoncer à la justice les violences policières qu’ils disaient subir au quotidien. Leur plainte est arrivée sur le bureau du procureur à la veille des vacances de Noël, lequel l’avait aussitôt transférée à l’inspection générale de la police nationale (IGPN), la police des polices. Il aura fallu près d’un an pour confronter le récit de ces garçons et filles, mineurs pour la plupart, à celui des policiers. L’enquête est aujourd’hui close, et ainsi que l’a révélé France Inter lundi 3 juillet, le parquet a décidé de citer quatre policiers devant le tribunal correctionnel.

Trois gardiens de la paix et un brigadier-chef devront répondre de faits de « violence volontaire » et de « violence avec arme en réunion » commise par des personnes dépositaires de l’autorité publique en 2014 et 2015. Tous appartenaient à « la brigade des Tigres », le surnom donné par les jeunes de Reuilly-Montgallet à la brigade de soutien de quartier (BSQ) qui patrouillait au bas de chez eux, un quartier dense mais pas franchement difficile coincé entre la gare de Lyon et la place de la Nation.

Brimades

Ces adolescents de la dalle Rozanoff ont raconté par écrit, puis devant les enquêteurs, un quotidien fait de brimades et de contrôles qui trop souvent dérapent. Combien de « palpations de sécurité » pour « vérif » se sont terminées avec « un doigt dans les fesses » ? Combien de « connards, sales Noirs », « bandes de chiens » reçus en pleine figure ? Combien de coups ? « Violence volontaire aggravée », « agression sexuelle aggravée », « discrimination » avaient traduit en droit les avocats, Mes Slim Ben Achour et Félix de Belloy, sur la foi de leurs témoignages.

Au terme de l’enquête, le parquet s’est toutefois heurté à une absence de preuves suffisantes pour la plupart des faits dénoncés et n’en a retenu que trois pour lesquels il avait des certificats médicaux, des témoins ou les incohérences d’une main courante sur lesquels s’appuyer pour les porter à l’audience.

L’une des scènes se déroule le 3 mai 2015. Un groupe de copains traîne sur un banc face à la piscine de Reuilly et, sûr de son bon droit – « c’est un espace public » –, ignore les « Tigres » qui leur demandent de déguerpir. Un jeune admet avoir « été insolent »« je leur ai fait un bisou dans le vent en faisant un bruit avec ma bouche ». Selon son récit, il est giflé en retour et se retrouve plaqué contre un mur. Lorsque son amie veut s’interposer, elle est poussée dans les buissons, reçoit « des coups de matraque à la cuisse » et est « gazée », détaille-t-elle. Les policiers ne nient pas l’accrochage, mais jamais « ils n’ont sorti matraque ou gaz lacrymogène », assure leur avocat, Me Jérôme Andréi. « La jeune fille est tombée dans un buisson, sur les fesses, rien de plus ».

Pour les deux autres faits retenus par le parquet, un adolescent de 17 ans aurait été giflé par un policier au commissariat le 5 juillet 2014 et, six mois plus tard, été plaqué contre un mur et frappé au visage.

Partage de l’espace public

Le duo d’avocats à l’origine de cette affaire travaille avec l’ONG Open Society Justice Initiative, laquelle milite depuis des années contre le contrôle au faciès. C’est elle qui avait financé une étude menée à Paris, en 2007 et 2008, sur les discriminations.

Les résultats sont venus confirmer ce qu’elle dénonçait depuis des années. En France, lorsqu’on est noir ou d’origine arabe, on risque respectivement 6 et 7,8 fois plus de se faire contrôler que lorsqu’on est blanc. Quant aux personnes habillées « jeunes », elles avaient beau ne représenter que 10 % de la population étudiée, elles étaient contrôlées près d’une fois sur deux.

Dalle Rozanoff, le conflit entre jeunes et policiers dure depuis des années. Les grands frères racontent avoir connu les mêmes humiliations. « Mais, maintenant, ils s’en prennent aux petits, dès 12 ans », confiait l’un d’eux en décembre 2015.

Une médiation a été tentée entre les éducateurs de l’association Soleil et le service de prévention de la police. La mairie du 12e arrondissement a ouvert plus de créneaux sur les terrains de sport, proposé d’autres activités ; mais les adolescents pestent toujours de n’avoir aucun lieu pour se rassembler quand les habitants et les commerçants ragent de les voir traîner. Le refrain est sensiblement le même partout en France, et la police souvent appelée à la rescousse. Dans ce quartier de Paris, la question du partage de l’espace public a toutefois pris des proportions telles qu’elle se réglera désormais devant les tribunaux.