LETTRE DE NEW DELHI

La place de la vache dans la société indienne semble décidément être un marqueur du mandat du premier ministre, Narendra Modi. Il aura fallu plus de trois ans et plusieurs meurtres d’éleveurs, marchands de bétail, abatteurs, équarrisseurs ou simples consommateurs réels ou supposés de viande de bœuf – musulmans, pour la plupart – pour que celui qui est à la tête de la plus grande démocratie du monde se décide enfin à sortir de son silence sur le sujet.

Jeudi 29 juin, le chef de file nationaliste hindou a jugé « inacceptable » que des gens soient tués au nom de la protection des vaches. Une façon de reconnaître qu’il y a bien un problème en ce moment, malgré les dires d’Amit Shah, le président du Parti du peuple indien (BJP), au pouvoir depuis mai 2014. Ce dernier continue d’affirmer que la situation était pire avant, en particulier pendant les trois années ayant précédé le retour de la droite au pouvoir. « En 2011, 2012 et 2013, il y a eu chaque année davantage de lynchages qu’il n’y en a eu ces trois dernières années », assure Amit Shah.

Tel n’est pas le sentiment de la population. La veille de la sortie de M. Modi, des manifestations s’étaient tenues dans plusieurs grandes villes du pays pour protester contre la multiplication des violences perpétrées au nom des vaches. Car depuis le meurtre très médiatisé, en septembre 2015, de Mohammad Akhlaq, un homme de Dadri (Uttar Pradesh) accusé par ses voisins de cacher de la viande rouge dans son réfrigérateur, la liste des victimes n’a cessé de s’allonger.

Phénomène « de nature féodale »

Au mois d’avril, c’est un éleveur laitier, Pehlu Khan, qui était intercepté sur la route à Alwar (Rajasthan), tiré du camion avec lequel il transportait du bétail pour être battu à mort. En juin, c’est un adolescent de 15 ans, Junaid Khan, qui se faisait poignarder à bord d’un train en provenance de Palwal (Haryana), par une bande d’excités qui l’avaient traité de bouffeur de bœuf. Et le jour même où Narendra Modi s’exprimait, c’est un jeune négociant, Alimuddin Ansari, qui était arraché à son véhicule et frappé au milieu de la route, à Ramgarh (Jharkhand). Il mourra le lendemain à l’hôpital.

Le secrétaire général du ministère de l’intérieur, à Delhi, a beau dire que le phénomène est « de nature féodale » et qu’il n’est « pas nouveau en Inde », ces affaires en disent long sur la liberté que des brigades autoproclamées de défense des vaches s’arrogent pour faire justice elles-mêmes, de même que sur l’incapacité de l’Etat à faire respecter les lois et les principes de la Constitution, au premier rang desquels celui de laïcité. Comme l’a rappelé le quotidien Mint dans un éditorial, lundi 3 juillet, le père de la Constitution indienne, Bhimrao Ambedkar, avait pointé dès les années 1950 la propension d’une partie de la société à en opprimer une autre, et le risque qu’il y aurait à ne pas refréner ce penchant.

C’est peut-être la raison pour laquelle Narendra Modi, pour tenter de calmer les plus agités des extrémistes hindous, a pris pour référence Mohandas Gandhi. Il s’est en effet exprimé depuis l’ashram du mahatma (« la grande âme »), qui fêtait le centenaire de sa fondation, à Ahmedabad. « Gandhi n’approuverait pas » les violences perpétrées au nom des vaches, a assuré le premier ministre. Ce n’était peut-être pas la meilleure chose à faire, estime Tavleen Singh, célèbre chroniqueuse à The Indian Express : « Modi ne sait-il pas que le mahatma n’est pas un héros de la nouvelle Inde ? »

« Symbole d’une Inde impuissante »

A peine le chef de l’exécutif avait-il achevé son discours que la colère s’est déchaînée sur les réseaux sociaux, a remarqué la journaliste, auteur en 2016 d’un essai pessimiste sur l’état de l’Inde, soixante-dix ans après son indépendance (India’s Broken Tryst, HarperCollins, 2016, non traduit). Pour nombre d’internautes, Gandhi n’est plus un héros national, mais « le symbole d’une Inde impuissante qui appartient au passé », le théoricien d’une non-violence « qui a permis que des centaines de milliers d’hindous soient massacrés par des musulmans » au moment de la création du Pakistan.

« Gandhi n’a sans doute jamais été un héros aux yeux de ceux qui tiennent aujourd’hui de tels propos mais ce n’est que depuis trois ans que ces derniers osent le dire aussi bruyamment », relève Tavleen Singh, qui s’afflige de voir glorifiés « ces hommes armés qui errent sur les routes à la recherche de musulmans à assassiner à coups de pierres et de barres de fer ».

La journaliste fait remarquer que la plupart des attaques se produisent dans des Etats dirigés par le BJP. Elle suggère au gouvernement de réformer la procédure judiciaire afin que les auteurs de ces crimes soient poursuivis dans des délais aussi rapides que le sont désormais les terroristes et les violeurs. Elle pourrait aussi rappeler que c’est dans cette Inde qu’elle qualifie de « nouvelle » qu’un buste à la gloire de Nathuram Godse a été installé il y a quelques mois dans une officine d’extrême droite de Meerut, à moins de 100 km de Delhi. Nathuram Godse, l’homme qui assassina Gandhi, le 30 janvier 1948.