Plus de 10 millions de vues sur YouTube pour l’un des clips de Yuri et BMO. | Capture d'écran YouTube

Dans une salle de sport dernier cri, le duo montant de la musique pop cambodgienne : Yuri, petit bout de femme à la peau ivoire et aux yeux débridés, nombril à l’air et minishort destroy ; et BMO, silhouette androgyne, lunettes teintées et brillant à l’oreille, se déhanchent en chantant des paroles qu’on pourrait traduire ainsi : « T’as mangé quoi ? Un sandwich au pâté té té té ». Sur YouTube, la vidéo postée en avril a engrangé plus de 10 millions de vues – pas mal pour un pays de 15 millions d’habitants. Un mois auparavant, Preap Sovath et Aok Sokunkanha, les Ricky Martin et Jennifer Lopez locaux, entonnaient : « Danse comme ça, ça ça ça », un titre au refrain addictif et à la danse du dab (un mouvement où le visage est caché dans le coude). En 2016, le titre Bouge ton talon, de Chan David, accompagné d’une chorégraphie du pied, faisait fureur.

Clip de Yuri et BMO

នំប័ុង ប៉ាតេ { MV } យូរី ft ប៊ីម៉ូ Yuri ft Bmo - Nom Pang Pate

Les jeunes Cambodgiens délaissent les gestes lents et raffinés des danseuses traditionnelles apsaras. Partout dans le pays, ils découvrent l’usage de leur bassin en public et propulsent les hits dansants au rang d’hymnes nationaux, ensuite repris dans les cours de récréation, les night-clubs de province et même dans les rues de la capitale où, à l’aube et au crépuscule, les grands-mères pratiquent l’aérobic sur ces beats électroniques.

Partie commerciale d’un mouvement underground

Ces morceaux sont concoctés par des poids lourds du divertissement tels que Hang Meas, à la fois boîte de production, station de radio et chaîne de télévision détenant les franchises locales de télé-crochets (« The Voice », « Cambodian Idol » ou « Cambodia’s Got Talent »). Surtout, ils génèrent un business florissant. Si les clips vidéos semblent tous puiser dans le vocabulaire du carton mondial qu’était le Gangnam Style du Sud-Coréen Psy, des connaisseurs lisent l’influence du voisin thaïlandais. « Les Khmers sont forts pour recréer les tendances d’ailleurs : qu’elle soit accélérée ou ralentie, la rythmique de ces morceaux est thaïe », décrypte Sok Visal, un producteur franco-cambodgien à la tête d’un label indépendant.

Pour les spécialistes de la musique locale, cette déferlante déjantée est la partie émergée et commerciale d’un mouvement underground : le bek sloy, littéralement « cassé », « évasé » en khmer. Initialement, cette expression d’argot décrivait la défonce provoquée par l’usage de drogues. Mais son sens s’est élargi à une notion de folie douce, de culot, d’absence de limite. Le bek sloy est porté par ceux nés au cours du baby-boom de l’après-Khmers rouges, dans les années 1980. Au Cambodge, les deux tiers de la population ont moins de 30 ans. Et le développement d’Internet et des réseaux sociaux (Facebook compte 3,4 millions d’utilisateurs en 2016) a changé la donne culturelle. La jeune blogueuse Sokcheng Sean se souvient : « Il y a cinq ans, une tendance sur Facebook consistait à créer des groupes dont tous les membres partageaient le même pseudo. Je me souviens d’une fille qui se faisait appeler Leader Sloy ; ça a lancé le mot à la mode. »

Preap Sovath et Aok Sokunkanha font un carton au Cambodge. | Capture d'écran YouTube

À Phnom Penh, l’ascension du bek sloy correspond à l’avènement de Koh Pich (l’île au diamant), un miroir de ville moderne bâtie sur un îlot, filmé dans le premier film de Davy Chou – Diamond Island (2016) – où ces ados se réunissent pour faire rugir leurs motos de course et prendre des selfies. Dans les campagnes, la réalité du bek sloy est plus crue ; l’alcool côtoie la métamphétamine, les remix se font plus lourds et la jeunesse désœuvrée s’évade dans des danses d’anguilles proches de la transe. Alors pour les jeunes citadins branchés, le bek sloy c’est déjà #old.

Par Éléonore Sok-Halkovich