Les raisins sont vendangés à l’automne et le rosé peut être vendu au printemps suivant. | Florent Tanet pour M Le magazine du Monde

Commençons par aligner quelques chiffres, pour prendre la mesure du phénomène. En France, la consommation de rosé a augmenté de 45 % entre 2002 et 2015, selon France AgriMer, à mesure que sa qualité s’est améliorée. Dans le même temps, sa part de marché, en nombre de verres bus, est passée de 17 % à 31 %. Ces statistiques pourraient suffire à elles seules pour expliquer pourquoi les producteurs se ruent sur cette couleur. Aujourd’hui, plus aucune région viticole ne boude ces vins naguère peu considérés : du Bordelais à la Bourgogne, de la Loire à l’Alsace, en Provence évidemment, mais aussi en Auvergne, en Corse ou dans le Jura, le rosé fleurit.

Une aide complémentaire à celle des banques

Il y a cependant une autre raison à cet engouement. Moins avouable, car elle touche au portefeuille des vignerons : le rosé rapporte de l’argent rapidement, ce qui est fort pratique pour assurer de la trésorerie. Pour saisir ce mécanisme, il faut comprendre comment fonctionnent les finances d’un domaine viticole, secret souvent aussi bien gardé que l’élaboration des vins.

Un vin rouge dont les raisins seront vendangés à l’automne 2017, vinifié avec, mettons, deux ans d’élevage, ne sera pas mis en vente avant l’automne 2019. Le temps que le vigneron touche les premières rentrées d’argent, il se sera écoulé au moins trente mois. Et il devra attendre davantage avant de commencer à dégager des bénéfices. Prenons maintenant le rosé : il est fait avec les mêmes raisins que le vin rouge mais, comme il nécessite très peu de temps d’élevage, il est mis en vente dès le printemps suivant. Parfois même dès janvier. En un an, le producteur a quasiment récupéré tout son pécule.

Michel Ferrera, comptable viticole dans le Languedoc, ne cache pas qu’il entend souvent cette motivation. « Certains vignerons m’ont même dit : “On n’est pas très rosé, mais on en fait parce que ça nous aide !” » Et de détailler : « Cela leur permet d’avoir la trésorerie nécessaire pour assurer la mise en bouteilles de millésimes rouges dans les Corbières, à Saint-Chinian, aux Terrasses du Larzac… C’est précieux, à l’heure où les banques ne veulent pas suivre le financement des stocks. Car c’est cela qui revient cher. Elles acceptent d’en avancer la moitié mais guère plus. »

Plus simple de faire du vin rouge

Pourtant, ce n’est pas parce que l’on fait du vin rouge que l’on peut s’improviser producteur de rosé. Ce dernier est un vin technique, parfois même décrit comme technologique. « S’il est vrai que le marché du rosé a la particularité d’être court dans le temps, il s’agit d’un vin très fragile, qui demande des investissements dans un matériel de pointe, de la main-d’œuvre. Quand on nous dit que les vignerons ont intérêt à faire du rosé du point de vue de la trésorerie, je ris », s’indigne Franck Crouzet, directeur de la communication du groupe Castel, qui écoule cinq bouteilles de vin rosé par seconde.

« Pour parvenir au juste dosage de pigments, d’arômes et de composants de saveurs, tout est millimétré, cela se joue à quelques minutes près. Sinon on obtient un vin fade […]. Pour cela, le vigneron doit pouvoir se reposer sur du matériel fiable et précis. » Gilles Masson, directeur du Centre de recherche et d’expérimentation sur le vin rosé

Entre les cuves réfrigérées pour assurer une fermentation douce, l’inertage pour protéger les jus de l’oxygène et le matériel divers, il faut compter en moyenne 200 000 euros d’équipement pour 10 hectares de vigne. « Le pressoir doit être extrêmement délicat pour produire un rosé fin et élégant, analyse Gilles Masson, directeur du Centre de recherche et d’expérimentation sur le vin rosé, à Vidauban. Il faut absolument éviter de triturer le raisin, ce qui ferait ressortir des tanins et des polyphénols âpres et amers. Pour parvenir au juste dosage de pigments, d’arômes et de composants de saveurs, tout est millimétré, cela se joue à quelques minutes près. Sinon on obtient un vin fade, à la jolie couleur, mais sans parfum, ou, à l’inverse, un vin trop charpenté. Pour cela, le vigneron doit pouvoir se reposer sur du matériel fiable et précis. »

Marine Chauvier, jeune vigneronne à Roquebrune-sur-Argens, connaît bien les contraintes du rosé. Dans son domaine de Marchandise, on ne produit que cette couleur, ou presque. Depuis quelques années, elle s’aventure, selon la récolte, à produire un peu de rouge. « Selon moi, c’est plus simple de faire du vin rouge, il y a moins de manipulations… mais c’est plus risqué ! Le rosé résulte d’un ensemble de plusieurs maillons : il faut être bien équipé mais, quand on maîtrise le processus, on a moins de risques de se planter. »

Reste un obstacle majeur : dans la tête des consommateurs, le rosé est périssable. Son millésime est comme une date de péremption, un vin vieux de deux ans ne se vend plus. « C’est un vin de mode estival qu’on vend vite et bien, même à l’export, reprend Marine Chauvier. Mais on doit être sûr de nos ventes : s’il reste des stocks, c’est un gros souci. » Pour le responsable de la communication de Castel, cette contrainte surpasse même tous les avantages de trésorerie : « Si vous ne vendez pas votre rosé, il va se détériorer très vite. Car les qualités sont optimales pendant un an et demi. S’il vous en reste passé cette date, vous êtes mal. »

A Bandol, en Provence, le rosé représente les deux tiers de production de vin. | Florent Tanet pour M Le magazine du Monde

Quelques appellations ont une vision plus rose de leur marché. A Bandol, en Provence, le rosé constitue depuis quelques années les deux tiers de la production. Il a plusieurs avantages. Il permet, d’abord, de financer les rouges de garde. « Le rosé est à la Provence ce que les primeurs sont à Bordeaux », s’amuse Guillaume Tari, président de l’Organisme de défense et de gestion des vins de Bandol. Il s’accommode, aussi, de vignes jeunes. On peut y produire du rosé dès qu’elles ont cinq ans, alors qu’il faut attendre dix ans pour produire du rouge. Et, surtout, Bandol a de la chance. L’appellation cultive, en rosé comme en rouge, le puissant mourvèdre, champion des vins de garde, et n’a donc pas l’impératif d’une commercialisation express.

« Pour nous, le rosé, c’est un vin qui est magnifique à 15 ou 30 ans d’âge, se réjouit le président, également vigneron au domaine de la Bégude. Ce mur de verre, qui fait que certains producteurs ne peuvent plus vendre après septembre, ne nous concerne pas. À Bandol, on peut même valoriser le millésime. » De l’art de marier les avantages du rosé et ceux du rouge.