Christiane Taubira, à Avignon, le 8 juillet 2017, introduisant le feuilleton théâtral « On aura tout », mis en scène par Anne-Laure Liégeois. | clarisse fabre

« Bon, elle se bouge la rouquine ? Que je prenne ma photo de Taubira... », s’impatiente une dame, assise sur son banc. « Oh, mais tu entends comme tu parles, un vrai macho ! », s’agace son compagnon. Samedi 8 juillet, bientôt midi. Le spectacle n’a pas commencé que le spectacle est déjà là, parmi le public, ou plutôt les fans de Christiane Taubira. Pas de doute, l’ancienne garde des sceaux (2012-2016), âgée de 65 ans, qui a fait voter le « mariage pour tous », et a fini par quitter le gouvernement de Manuel Valls, est bien la femme politique la plus populaire à gauche. Une fois de plus, le poétique jardin Ceccano a connu une belle affluence, ce samedi 8 juillet. C’est là que se joue depuis 2015 le feuilleton théâtral, ce rendez-vous quotidien en accès libre, imaginé par le directeur du festival, Olivier Py, pour renouer avec le théâtre pour tous. Mais cette année, l’ambiance vire au concert de rock.

Vers onze heures du matin, les meilleurs bancs sont déjà pleins ou réservés. Les habitués connaissent la course du soleil et les sièges à éviter. Il faut arriver tôt pour être près de la scène... Alors forcément, on attend, on a chaud, et parfois les mots dépassent la pensée, tout festivalier qu’on est, ouvert à l’autre, anticolonialiste et bien sûr antisexiste...

« La rouquine », donc, c’est la metteuse en scène Anne-Laure Liégeois, qui brasse des piles de textes depuis le mois de janvier. C’est au début de l’année 2017 qu’Olivier Py lui a proposé de mettre en scène et coordonner cette troisième édition du « feuilleton ». Chaque jour, jusqu’au 23 juillet, sauf relâche les 10 et 17, une diversité de participants fait entendre la voix des auteurs : ce sont des amateurs, mais aussi des élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, auxquels s’ajoutent quatre comédiens « fidèles » d’Anne-Laure Liégeois – Olivier Dutilloy, Paul Pascot, Nelson Rafaelle Madel et Sophie Bourel.

Cette année, le « feuilleton » parcourt le monde tel qu’il va (très mal) : les femmes sont à l’honneur, pour mieux dénoncer l’horreur que certaines subissent ; il y a aussi les exilés, les réfugiés, venus d’Afrique et de tous les « Outre mer ». Et cette hospitalité qui ne vient toujours pas, de la part des Etats. « Il a fallu que je désire 800 textes, pour en retenir 600. Puis je suis passée à 400, et pour finir 245 », résume Anne-Laure Liégeois. Comment a-t-elle travaillé avec Christiane Taubira ? « Je l’ai rencontrée cinq fois, seule ou avec son équipe, et avec les comédiens. On l’a écoutée parler du monde, on a épluché ses discours, ses bouquins. On s’est rendu compte que nos deux univers se recoupaient », constate la metteuse en scène. Elle ajoute : « Les comédiens aussi avaient leurs envies de texte. Un auteur en appelle un autre ». De fil en aiguille, le feuilleton est devenu un marabout de textes, un « bout-à-bout ».

De dos, Christiane Taubira et Anne-Laure Liégeois répondant à la presse, samedi 8 juillet, à l'issue de la première représentation du feuilleton théâtral « On aura tout », à Avignon. | clarisse fabre

Midi, sonne l’église. Taubira monte sur scène. Toujours ce même visage, souriant, où l’on peut lire le plaisir de se savoir attendue. Cheveux tirés, chignon tressé, chemisier blanc parsemé d’une multitude de points rouges et bleus, comme autant de lieux imaginaires sur la carte du monde. Où peut-on encore habiter ? Là, c’est bien ? Bof. Et là ? Non plus... « J’ai rêvé de glisser entre les textes des coutures poétiques », dit-elle, en se définissant comme « l’hôtesse privilégiée » qui invite les spectateurs à « franchir le seuil ». « C’est Olivier Py qui a eu l’idée extravagante de me faire venir. Chez lui, les idées, c’est une maladie chronique », sourit l’ancienne députée de Guyane (1993-2012). Assumant son « penchant » politique pour les femmes, elle se moque des hommes, « idiots, condescendants, mais parfois perspicaces ». Et termine par un extrait de la chanson-poème de Léo Ferré, Il n’y a plus rien (tirée de l’album du même nom, sorti en 1973), dont les tout derniers vers sont les suivants : « Nous aurons tout/ dans dix mille ans. » D’où le titre du « feuilleton », On aura tout.

Sans surprise, Aimé Césaire, Pier Paolo Pasolini ou Léopold Sédar Senghor sont les compagnons de route de ce spectacle. Mais d’autres auteurs moins identifiés se rajoutent à la bande. Qui a écrit ce texte, sur l’épreuve de l’exil et du « choix » de quitter sa maison ? Extraits griffonnés à la hâte : « Le béton sous les pieds continue de tanguer comme le roulis de la mer. » Il s’agit de Home, de la jeune auteure somalienne anglophone Warsan Shire, née en 1988 - difficile de trouver le nom de l’éditeur. Il y a aussi Patrick Kermann, avec The Great Disaster (Ed. Lansman, 1992), dont Anne-Laure Liégeois a tiré la pièce éponyme, créée en 2014 au Volcan, scène nationale du Havre.

Sur scène, cette succession d’extraits, lus par une succession d’interprètes, finit par former une chaîne, dessiner un paysage littéraire, donner une rude envie d’aller à la source, découvrir les auteurs et leurs mots. Les comédiens arrivent, lisent puis remplissent les chaises du plateau. La scène se peuple. Et parfois la feuille tremble comme la voile au vent... Mais ne nous morfondons pas. Car débarque un jeune homme au sourire flottant, qui nous lance un tonique : « Willkommen, bienvenue, welcome ! Etranger, stranger, je suis enchanté. Happy to see you. » Et l’on reconnaît la chanson du film Cabaret (1972), de Bob Fosse, immortalisée par l’acteur Joël Grey. Epatant ! Et l’on finit avec le Manifeste n°0 de l’auteure lybienne Soad Salem, pour qui le pays peut être « une racine de menthe » : « Je ne vais pas dépenser le peu de temps que j’ai dans la haine. Je vais imaginer une terre où je planterai mes ongles. Terre délimitée par mon ombre (...). » Ce poème est extrait de l’anthologie 120 nuances d’Afrique, réalisée par Bruno Doucey, Nimrod et Christian Polsaniec (Ed. Bruno Doucey, 2017). La lumineuse comédienne du Conservatoire de Paris, Manon Chircen, achève joyeusement ce Manifeste n°O en évoquant cette « porte du paradis » qu’elle tient bien « fermée ». Pour préparer « des possibles moins monotones ».

Applaudissements, ovation, et re-grappe de raisins autour de Taubira. « Bon, moi j’y vais, j’ai fini mon service de garde du corps ! », sourit Paul Rondin, le collaborateur d’Olivier Py, en confiant l’ancienne ministre de la justice à la metteuse en scène. Justement, Olivier Py arrive. « C’est très bien, chérie !, dit-il à Anne-Laure Liégeois. Mais si je peux me permettre, juste un conseil. Peut-être, à la fin de chaque feuilleton, vous pouvez annoncer le suivant ? » Oui, répond-elle, mais attention de ne pas verser dans la « thématique ». Alors, disons juste que le prochain épisode, dimanche 9 juillet, à midi, parlera de la violence sur les corps.