« Wonder Boy », sorti sur Switch en avril dernier, a été le premier succès d’un jeu indé français sur la jeune console de Nintendo. | DotEmu

« Le marché du jeu vidéo est saturé, cela fait deux ou trois ans que l’on commence à sentir le poids de tous ces studios qui s’ouvrent, et aujourd’hui plus personne ne sait comment faire pour s’en sortir. On a des jeux d’une qualité qui va de géniale à nulle, la presse s’est désintéressée des petits indés, les joueurs téléchargent sur Steam au hasard et sont souvent déçus. »

Michael Peiffert, cofondateur du studio Mi-clos, auteur du succès international Out There en 2014, est amer. Mais son constat est partagé par la plupart des acteurs de l’industrie française : depuis quelque temps, le marché du jeu vidéo est devenu invivable. Comme le rappelait le Monde en mai, plus de 4 000 nouveaux titres sont sortis en 2016 sur la plate-forme Steam, et plus de 200 000 sur la plateforme d’Apple, l’App Store. Une concurrence qui met les studios à mal.

Réunis les 6 et 7 juin à Lille pour leur première université d’été, le Game Camp, les professionnels du jeu vidéo français se sont attelés à définir de nouveaux marchés porteurs d’optimisme, alors que la bulle de la réalité virtuelle s’est considérablement dégonflée.

La Switch, nouvel eldorado

A l’inverse, Nintendo, un acteur donné pour agonisant il y a encore un an, juste avant la vague Pokémon Go, connaît aujourd’hui un massif regain d’intérêt. « Il y a clairement une fenêtre de tir sur Switch », confirme Francis Ingrand, dont la société Plug In Digital s’est spécialisée dans les portages de jeux indés sur consoles Switch et PS4.

« Nintendo parie sur 10 millions de consoles d’ici mars 2018, c’est beaucoup ; les joueurs cherchent des jeux et il n’y en a pas encore beaucoup ; bref, c’est vraiment le moment. Mais la fenêtre est réduite, en 2018, ce sera peut-être déjà trop tard. »

Plusieurs indés français ont déjà franchi le pas, comme le duo de Lizardcube avec Wonder Boy : The Dragon’s Trap, récompensé d’une très honorable septième place des ventes sur la boutique en ligne de la console au mois de mai, alors qu’il est sorti mi-avril. Mais aussi Aurélien Regard avec l’intrigant Away : Journey to the Unexpected, annoncé sur la console dès mars 2017.

Away Journey to the Unexpected Trailer | Nintendo Switch

Ce ne sont que quelques exemples. Si la puissance modérée de la Switch ne fait pas l’unanimité, elle est considérée aujourd’hui comme le nouvel eldorado de l’industrie du jeu vidéo occidental, forte de 2,7 millions de ventes dès son lancement. Nintendo se retrouve assailli de demandes de devkits (des kits de programmation), au point de ne pas pouvoir répondre à la demande.

Selon plusieurs sources concordantes, les vannes ont finalement été ouvertes à partir du mois de mars dernier, et si la firme japonaise est restée très taiseuse sur le sujet au Salon du jeu vidéo de l’E3 à Los Angeles en juin, avec la seule annonce de l’arrivée de Rocket League sur Switch, des annonces plus conséquentes sont attendues en août à la GamesCom et à la PAX.

L’arrivée prochaine de « Rocket League » sur Switch préfigure une vague de nouveaux jeux indés sur la console de Nintendo, désormais privilégiée par les créateurs. | Psyonix

Nouvelle politique chez Sony

Pour les indépendants, la petite portable de Nintendo cumule les points positifs. Son environnement de programmation est simple, et sa boutique en ligne présente un niveau de concurrence inhabituellement vivable, l’eShop de la Switch venant seulement d’atteindre les 50 titres référencés, là où Steam s’apprête à franchir les 15 000 jeux pour la seule étiquette « indés ».

Elle profite par ailleurs de l’appel d’air créé par la nouvelle politique de Sony. A l’E3, de nombreux observateurs avaient épinglé le manque de jeux indés lors de la présentation des nouveautés de la PlayStation 4. Dans un entretien avec le site spécialisé IGN, le président de Sony Interactive Entertainment, Jim Ryan, soutenait alors que « parler d’indés en 2013-2014, c’était bien, [mais que] cela est moins pertinent aujourd’hui. Nous avons maintenant la réalité virtuelle à mettre en avant », à propos du casque PS VR, sorti en octobre dernier, dont un million d’exemplaires se sont vendus en huit mois.

Sony pousse désormais la VR plus que les jeux indés classiques. | Sony

A la Game Camp de Lille, toutefois, aucun professionnel avec lequel Le Monde s’est entretenu ne souhaitait s’exprimer à ce sujet. En coulisses, les professionnels français relatent cependant le départ ces dernières semaines de plusieurs cadres expérimentés de Sony spécialisés dans les relations avec les indés, laissant un boulevard à la Xbox One, et surtout, à la jeune Switch.

La boîte revient à la mode

Cette ruée vers la machine de Nintendo n’est toutefois pas la seule piste qui s’offre à l’industrie. Francis Ingrand, par ailleurs directeur du label d’exportation du jeu vidéo français, Le Game, souligne l’émergence de nombreux marchés complémentaires ou prometteurs, comme le cloud gaming, ou jeu en nuage. « C’est un modèle à la Netflix, de l’abonnement, donc complémentaire à Steam, qui offre des revenus plus réguliers et pérennes, et une cible plus familiale. »

Plus inattendu, il constate le retour en grâce du format des jeux en boîte sur consoles, et notamment PlayStation 4, alors même que la démocratisation du dématérialisé aurait dû sonner leur disparition. Pas plus tard que le 7 juillet dernier, trois pures productions indés ont eu droit à l’annonce de leur arrivée en boutiques physiques : Jotun (du studio Thunder Lotus Games), le français NeuroVoider (Flying Oak Games) et Drive ! Drive ! Drive ! (differentcloth). Un mois plus tôt, il s’agissait de l’une des sensations françaises de l’année 2016, le jeu de combat Furi (The Game Bakers).

Plusieurs sociétés se sont spécialisées dans l’édition de jeux indés en boîte. Les coûts sont plus élevés, mais la visibilité meilleure et la concurrence moindre. | Limited Run Games

La chute continue du nombre de sorties physiques offre aujourd’hui un terrain de jeu moins concurrentiel pour « gratter quelques euros de plus pour les indés », estime Francis Ingrand.

Sortir son jeu en Chine, « un nouveau lancement »

Le marché le plus alléchant se situe toutefois ailleurs. Il s’agit de l’immense marché chinois, à la population jeune, joueuse, de plus en plus aisée et ouverte aux productions internationales, y compris au modèle premium (payant).

« Kings of Glory », star des smartphones chinois et jeu le plus joué au monde, incarne l’explosion du jeu vidéo dans l’Empire du milieu.

Hervé Sohm, président d’une société lilloise de conseil et de distribution à l’international, Feather & Sword, relève des indicateurs économiques enthousiasmants. « Les chiffres d’affaires sont très élevés, les salaires aussi, il y a d’importants investissements », énumère-t-il, évoquant notamment le projet de construction d’une ville de l’e-sport par le géant chinois Tencent, numéro 1 mondial du jeu vidéo en termes de chiffre d’affaires.

Alors que les joueurs chinois ont longtemps été suspectés de ne s’intéresser qu’à des jeux gratuits célébrant la mythologie nationale, un nouvel univers plutôt basé sur le manga, les animés, et les nouveaux mondes de fiction semble de plus en plus prisé par un public de connaisseurs. « Ce public-là refuse la copie et la contrefaçon, a une aversion pour les jeux d’affrontement et recherche l’innovation dans le gameplay », résume Hervé Sohm. « Ce marché de niche en Chine est en train de répliquer les caractéristiques du marché japonais tel qu’on le connaît. »

Le jeu mobile payant « Out There » a connu un succès surprise en Chine. | Mi-Clos Studio

Ce nouvel écosystème laisse des perspectives nouvelles aux créateurs occidentaux. « Sur ces six derniers mois, on fait 30 % de notre chiffre d’affaires sur PC pour nos jeux premium en Chine. Pour 5 % il y a un an », constate Francis Ingrand. « On a sorti Out There en Chine en février, c’est comme si on l’avait lancé une seconde fois », confirme Michael Peiffert. Monument Valley 2, autre jeu premium, a lui aussi été plébiscité en Chine.

Cet effet d’aubaine a ses limites. Aucun jeu occidental ne figure dans le top 10 de l’iPhone chinois ; Clash of Clans, le mieux classé, n’est que 65e, très loin de l’incroyable succès de Kings of Glory, actuellement le jeu le plus joué au monde. Les règles administratives très protectionnistes, la barrière culturelle et la persistance de certaines pratiques comme la contrefaçon continuent par ailleurs de freiner l’accès à ce marché. Mais pour combien de temps ? Comme le résumait au cours d’une conférence Anthony Roux, créateur au début des années 2000 de Dofus, grand succès en ligne aujourd’hui sur le déclin : « On est dans un milieu dans lequel on croit tout savoir, et cinq ans plus tard, on a tout à apprendre. »