Capture d'écran

Quand mon esprit s’aventure sur les terres arides de la paranoïa, je me plais à imaginer qu’il existe, chez Apple, quelqu’un dont la mission est de concevoir les outils les plus pervers possible. Dans une petite pièce sans fenêtre, ce chimiste du code informatique plongerait dans sa marmite des ingrédients addictifs, propres à nous faire fumer le ciboulot, en partant d’un rire sardonique.

Cela fait plusieurs années, maintenant, que Monsieur Pervers doit se fendre la poire à nous regarder, pauvres mortels asservis à nos téléphones, vivre l’enfer à cause de son invention la plus machiavélique : les points de suspension.

Et là, la torture commence

Le principe est simple. On dialogue par SMS. Quand notre interlocuteur se met à écrire, on voit apparaître sur ­notre écran trois points de suspension animés. Et là, la torture commence. Qu’écrit-il ? Pourquoi met-il si longtemps ? Oh, les points de suspension disparaissent : mais il est parti où ? Oh, ils réapparaissent ! Mais qu’est-ce qu’il écrit ? Exemple :

«  Tu as pensé à acheter le pain ?

–… »

Cet exemple est la version la plus anodine de la chose, évidemment. Parce que, pendant que les points de suspension s’agitent, on peut certes envisager plusieurs options, mais elles sont rarement dramatiques. Jusqu’à ce qu’au bout de ce qui semble un temps interminable les points de suspension laissent place à la réponse :

« Oui. »

Des abysses de doute. Des ravins de peur et d’espoir

Y a-t-il quoi que ce soit de plus frustrant ? Avoir imaginé un message argumenté, qui viendrait combler l’espace infini ouvert par notre imagination, un message rassasiant comme du bon pain, et se retrouver avec un ­quignon tout sec. L’âme humaine est décidément bien trop ample pour ces écrans de quatre pouces. Elle ne peut s’empêcher de déborder, de s’écrire un roman.

Si le cœur s’emballe pour une baguette pas trop cuite, imaginez votre état quand vous posez une vraie question, une question réfléchie, tournée sept fois avec sa langue dans la bouche. Le meilleur exemple reste celui de Charlotte Pudlowski sur Slate.fr :

« Tu m’aimes ?

… »

Des abysses de doute. Des ravins de peur et d’espoir. Finalement, grâce aux points de suspension s’opère le ­surgissement de l’Autre, dans tout ce qu’il a d’inattendu, d’imprévisible, d’incompréhensible. L’Autre existe, quelque part, au bout des ondes. Il réfléchit. Il ­reformule. Il résiste à ma volonté. Il fait des pieds de nez à l’instantanéité impérieuse de notre époque. Et, pendant ce temps, je poireaute devant mes trois points. Pourquoi pas un petit SMS pour tromper l’impatience ? « Je suis suspendue à tes doigts. »