Romain Bardet célèbre sa victoire lors de la 12e étape du Tour de France, entre Pau et Peyragudes, le 13 juillet. PHILIPPE LOPEZ/AFP | PHILIPPE LOPEZ / AFP

« Je voltige ! » Cette sensation de caresser les pédales dans les cols, pour laquelle vit Romain Bardet, ne se partage qu’en petit comité. Il l’a confiée à son ami Mikaël Cherel dans les jours précédant le Tour de France, alors qu’il passait au chevet de son coéquipier et confident, blessé pour l’été. Romain Bardet peut se sentir voler : il pesait au départ de l’épreuve 62 kilos – pour 1,84 m –, soit trois kilos de moins que son poids référencé sur le site de l’équipe AG2R-La Mondiale. Le Français n’a jamais été aussi léger, d’une maigreur qui nécessiterait une consultation en urgence chez le psychologue s’il n’était sportif de haut niveau. Le rapport entre le poids et la puissance développée est la clé de la performance des grimpeurs, et Romain Bardet semble l’avoir trouvée sur ce Tour : troisième du classement général à vingt-trois secondes de Christopher Froome à cinq jours de l’arrivée à Paris et vainqueur d’étape à Peyragudes, dans les Pyrénées, il entretient l’espoir de devenir le premier Français vainqueur de la Grande Boucle depuis Bernard Hinault, en 1985. « Ça m’a fait sourire, parce qu’il n’a pas peur d’afficher ses prétentions, glisse Mikaël Cherel. Sa philosophie, c’est de se dire : “J’ai tout fait comme il fallait”. Je le trouve extrêmement serein, plus confiant encore que l’an dernier peut-être, car la préparation a été optimale cette année. »

Sa saison avait pourtant commencé à l’envers, par une main trop longtemps posée sur une portière : après une chute sur la première étape de Paris-Nice, Romain Bardet se laisse tracter à plusieurs reprises par la voiture AG2R. Une tricherie sanctionnée par le jury d’une mise hors-course. Pour les mêmes faits, en 2015, Vincenzo Nibali avait été vilipendé. L’image de Romain Bardet est à peine écornée, grâce à un rapide mea culpa, mais l’épisode perturbe le coureur et son début de saison.

« Une bonne claque »

La pression aurait-elle, finalement, une prise sur le deuxième du Tour de France 2016 ? Ce jour-là, l’homme tout en contrôle a fait place au coureur ambitieux, persuadé que Paris-Nice pouvait enfin lui sourire. « Il a été blessé dans son orgueil et sensible au fait qu’il n’avait pas maîtrisé la situation, analyse son entraîneur, Jean-Baptiste Quiclet. Il s’est laissé submerger par l’enjeu, car il goûtait pour la première fois à un nouveau statut. » « Une bonne claque », complète Julien Jurdie, directeur sportif qui accompagne Romain Bardet toute l’année. Son programme est bouleversé et le Français se voit contraint de s’aligner sur des courses d’une semaine qui le desservent, se jouant lors de contre-la-montre qui ne constituent pas son terrain de prédilection. L’Auvergnat ne gagne pas. Pourtant, les indicateurs sont bons. Malgré un Critérium du Dauphiné moins clinquant qu’en 2016 (6e contre 2e), son entourage est animé d’une confiance qui tient aussi à la réputation d’infaillibilité du leader d’AG2R. Il ne s’est vraiment raté qu’une seule fois : en 2015, lors d’une étape caniculaire dans les Pyrénées, le « moteur » explose au lendemain d’une journée de repos mal gérée. Neuf jours plus tard, Romain Bardet remporte une étape dans les Alpes. C’est aussi la raison pour laquelle son équipe l’a déjà prolongé jusqu’en 2020 : l’embourgeoisement ne semble pas une menace.

« Contrairement à Jean-Christophe Péraud, qui savait, au fond de lui, que toutes les étoiles s’étaient alignées pour sa deuxième place sur le Tour 2014, Romain n’a pas pris le podium comme un aboutissement, assure Jean-Baptiste Quiclet. Au début de l’hiver, j’ai senti qu’il s’interrogeait, puis il a franchi un cap en termes d’ambitions : il était prêt à affronter l’adversité. »

Romain Bardet devant le maillot jaune, Christopher Froome lors de 15e étape du Tour de France entre Laissac-Severac l’Eglise et Le Puy-en-Velay , le 16 juillet. (Jeff Pachoud, Pool photo via AP) | Jeff Pachoud / AP

Le Français doit se rendre à l’évidence : cette Boucle de Düsseldorf à Paris, avec ses passages en moyenne montagne, des étapes difficilement contrôlables et surtout un faible kilométrage en contre-la-montre, semble taillée pour lui. Les arrivées en vallée ainsi que le final pentu de la ­planche des Belles-Filles ou de Peyragudes le poussent à travailler son explosivité.

Il répète aussi l’expérience du stage en altitude, où se trouverait l’une des clés de sa montée en puissance d’une année sur l’autre. D’abord seul avec son père, en 2014, puis avec de plus en plus de coéquipiers et d’entraîneurs, Romain Bardet investit un centre d’entraînement de la Sierra Nevada, en Espagne, pour dormir en altitude et s’entraîner en bas. Le processus améliore la circulation de l’oxygène pendant quelques semaines. Il offre à Romain Bardet, selon les calculs de son entraîneur et spécialiste de l’altitude, Samuel Bellenoue, un gain de 3 % de puissance maximale sur des efforts de dix à trente minutes, qu’il peut aussi répéter plus facilement.

Buffet de légumes en conserves

Certains s’y sont brûlés les doigts parce que mal encadrés ou n’ont plus jamais voulu mettre les pieds là-haut, l’endroit leur semblant inconciliable avec le plaisir de rouler. Romain Bardet, lui, l’a réclamé, malgré le buffet de légumes en conserves qui l’attend chaque soir, à 2 400 mètres, après une journée d’efforts. « C’est extrêmement contraignant, mais ça paye, dit Mikaël Cherel. Les stages d’altitude ont remplacé les cures d’EPO du vélo d’autrefois. »

Ce qui touche aux globules rouges est sensible, en cyclisme, mais Romain Bardet assume avoir passé des nuits en chambre hypoxique, les plus récentes après le Critérium du Dauphiné, pour prolonger les bénéfices de ses séjours espagnols. Courant chez les sportifs d’endurance de très haut niveau, le procédé, qui permet de recréer dans une pièce les conditions de l’altitude, est autorisé par l’Agence mondiale antidopage, bien que sa commission éthique l’ait jugée, en 2006, contraire à « l’esprit du sport ». L’Italie le proscrit. La chambre hypoxique a fait l’objet de discussions entre Romain Bardet et Samuel Bellenoue, tous deux gênés aux entournures par cette question éthique. Ils ont tranché en sa faveur.

« Dès lors qu’il avait réussi à faire podium, il devait avoir la perspective de prendre un jour le maillot jaune. C’est ce qui le motive à pousser les murs à l’entraînement. », Jean-Baptiste Quiclet, son entraîneur

Romain Bardet assume cette course à l’armement. La certitude d’avoir mis en œuvre ce qu’il fallait pour gagner est un prérequis à sa performance. « Pour moi, c’est la tête qui commande », disait-il lorsque Le Monde l’avait rencontré avant le Tour, en compagnie de l’écrivain Olivier Haralambon. Il évoquait alors « le principe de sublimation », selon lequel le cerveau peut faire aller le corps au-delà de ses frontières naturelles.

Ce jour-là, à l’entraînement, il avait « joué avec la pente » du col du Galibier et approché « l’état de grâce ». Pris conscience, en somme, de ce à quoi pourrait ressembler son Tour de France de voltigeur. Romain Bardet n’a jamais clamé publiquement son désir de gagner le Tour. L’affirmation serait sans doute perçue comme présomptueuse. Il y a peut-être la crainte, aussi, de brouiller l’image du coureur enthousiaste, instinctif, attentif à la manière. « Entre la communication officielle et ce qu’il se dit dans sa tête, il y a un décalage, admet Jean-Baptiste Quiclet. La réalité, c’est qu’il avait à cœur de faire le mieux possible sans avoir la certitude de pouvoir le faire. Mais la victoire dans le Tour, c’est quelque chose qui sommeille en lui. Il est très sensible au plaisir de la pratique, mais il a aussi un côté rationnel : dès lors qu’il avait réussi à faire podium, il devait avoir la perspective de prendre un jour le maillot jaune. C’est ce qui le motive à pousser les murs à l’entraînement. »

« Comme deux classiques »

Depuis le départ de Düsseldorf, ses coéquipiers le trouvent, selon les mots d’Alexis Vuillermoz, « beaucoup plus apaisé, serein et détendu ». « On essaye de prendre une partie de sa charge mentale, et lui sait laisser le stress de la journée derrière lui, complète le Belge Jan Bakelants. Et ça, ça vient quand tu es en bonne condition. »

Ses performances dans le contre-la-montre inaugural et sur la montée sèche vers la planche des Belles-Filles, deux exercices dans lesquels il n’est pas forcément le plus à son aise, ont renforcé ses certi­tudes. Le comportement de son équipe, le deuxième meilleur collectif du Tour derrière Sky, aussi. Le meilleur est à venir, assure Jean-Baptiste Quiclet : « Dans le schéma qu’on s’était imaginé, sans forcément envisager qu’il soit tout devant, on misait tout sur cette dernière semaine, comme l’an dernier. » Romain Bardet l’a dit sous une tonnelle au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), où il passait la journée de repos, lundi 17 juillet : « La course sera décidée sur l’Izoard. (…) C’est peut-être l’enchaînement des deux étapes des Alpes qui aidera à y créer des écarts. » Pour cette raison, il entend courir les 17e et 18e étapes, mercredi et jeudi, « comme deux classiques ».

Son profil endurant lui permet de répéter les efforts, même en troisième semaine, et le Français apprécie de courir au-dessus de 2 000 mètres – le Galibier, sommet du Tour abordé mercredi, culmine à 2 642 mètres –, où l’oxygène est plus rare et les repères physiologiques bouleversés. Bien sûr, la différence aurait pu – dû ? – être faite ailleurs. S’il finit tout près du maillot jaune, sans doute s’interrogera-t-il sur certains de ses choix tactiques, comme celui de ne pas attaquer dans le col de Peyra Taillade, dimanche, au moment où Christopher Froome était distancé.

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Il a sur le dos une ardoise virtuelle, un écart que devrait creuser le Britannique dans le contre-la-montre de samedi à Marseille. Bardet dit ne pas faire de projections, mais Samuel Bellenoue fait « une estimation sage d’une minute et trente secondes perdues sur vingt-deux kilomètres ». Le grimpeur de Brioude finirait au pied du podium qu’il n’en serait pas fâché, affirme-t-il, lui qui « trouve un peu grossière la satisfaction de soi qu’amène le succès ». Faut-il le croire ?