Boko Haram n’est pas vaincu. Que ce soit dans le nord du Nigeria, leur fief historique, ou dans les pays voisins qui leur ont déclaré la guerre, les djihadistes, qui ont prêté allégeance à l’organisation Etat islamique (EI), continuent de semer la mort, le plus souvent en envoyant des bombes humaines se faire exploser dans des lieux publics. Au Cameroun, dans la région de l’Extrême-Nord, au moins 23 attaques-suicides ont été comptabilisées depuis avril. Lors des quatre dernières années, Boko Haram porte la responsabilité de la mort d’au moins 1 500 civils dans cette région, selon Amnesty International (AI).

Immanquablement, semble-t-il, la lutte antiterroriste s’accompagne de crimes et d’abus qui ne font qu’augmenter à mesure que le combat se prolonge. Après avoir déjà pointé en 2015 puis 2016 « les fréquents manquements des autorités et des forces de sécurité camerounaises au regard de ces obligations », l’organisation de défense des droits de l’homme démontre, dans un rapport publié jeudi 20 juillet et intitulé « Chambres de torture secrètes au Cameroun », que « le recours à la torture par des agents de l’Etat dans le cadre de la lutte contre Boko Haram est aujourd’hui (…) banalisé, et ce en toute impunité ».

« Exploitation approfondie »

« Nous avons une multitude de preuves irréfutables, des témoignages, des vidéos, qui montrent que des crimes de guerre ont été commis », affirme Ilaria Allegrozzi, l’auteure de ce rapport qui s’appuie sur les cas de 101 personnes détenues au secret, torturées et, pour certaines d’entre elles, tuées par les forces de sécurité camerounaises entre mars 2013 et mars 2017, dans des centres gérés par l’armée et les services de renseignement.

« Ce ne sont pas des combattants arrêtés les armes à la main, mais ce sont pour l’essentiel des personnes qui ont eu la malchance de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, interpellées sans mandat officiel, ciblées parce qu’elles sont originaires du nord du Cameroun, musulmanes, d’ethnie Kanouri, réfugiées ou faisant des affaires au Nigeria », détaille la chercheuse. Si la majorité des victimes, « souvent dénoncées par des voisins qui cherchaient à régler des contentieux personnels », sont essentiellement des hommes âgés de 18 à 45 ans, des femmes, des mineurs et des handicapés ont également été soumis à des violences destinées à leur extirper des aveux, « mais également pour les punir, les terroriser ou les intimider ». Vingt-quatre méthodes de torture différentes ont été recensées par l’ONG mais, pour Yaoundé, ces pratiques ne relèvent que d’une « exploitation approfondie ».

Ces sévices peuvent cependant être mortels. « Sur les 101 victimes interrogées, 32 déclarent avoir vu des individus mourir des suites des actes de torture qui leur avaient été infligés », note AI. Au moins 130 hommes et jeunes garçons sont toujours portés disparus après avoir été raflés par les forces de sécurité camerounaises dans les villages de Madame et de Double, le 28 décembre 2014.

Dessin d’un ancien prisonnier de la base de Salak montrant l’une des techniques de torture utilisées par les forces de police camerounaises.

« En comparant plusieurs témoignages, corroborés par des images prises par satellite et d’autres éléments vidéo et photographiques », l’ONG a identifié vingt sites où des détenus ont été maltraités. Deux centres, « où 80 cas de torture et de détention au secret » ont été relevés, retiennent davantage l’attention : l’un connu sous le nom de DGRE « Lac », situé près de l’Assemblée nationale à Yaoundé et administré par la Direction générale de la recherche extérieure (DGRE), l’autre étant le quartier général du Bataillon d’intervention rapide (BIR) à Salak, dans l’Extrême-Nord.

Planche à clou

« A Salak, j’étais enchaîné en permanence, raconte un ancien détenu. Je ne recevais qu’un repas par jour et j’ai été torturé à au moins trois reprises. Les deux premières fois, des hommes en civil m’ont brutalement frappé sur tout le corps à l’aide de câbles électriques, en me demandant en français d’avouer mon appartenance à Boko Haram. La troisième fois, ils ont essayé de me forcer à manger du porc. Comme je suis musulman, j’ai refusé. J’ai alors été torturé. A l’aide d’une chaîne et d’une planche de laquelle dépassait un clou, ils m’ont frappé à plusieurs reprises sur tout le corps, et en particulier sur les jambes et les chevilles. Les coups étaient si nombreux que je me suis évanoui. »

Photo mise en ligne sur Facebook en mai 2017 par un soldat de la 9e escadre de reconnaissance de l’aviation américaine, montrant des soldats américains lors d’un entraînement de membres du Centre anti-terroriste sur la base de Salak (image obtenue par Forensic Architecture pour Amnesty International). | Amnesty International

Des soldats américains ou français ont-ils entendu les cris des suppliciés ? Des militaires dépêchés par Washington et Paris, pour appuyer l’effort de guerre camerounais, ont été aperçus sur cette base par des chercheurs d’AI ou par des détenus à travers « les trous qui servaient de fenêtres » à leur cellule. Face à ces allégations, l’ambassade des Etats-Unis à Yaoundé a répondu à l’ONG que certaines unités du BIR, sur lesquelles existent « des informations crédibles de violations massives des droits de l’homme », ne bénéficient plus de l’assistance américaine. L’ambassade de France n’a pas encore donné suite.

L’ambassade de France n’a pas encore donné suite. « Dès qu’il est question de Boko Haram, les chancelleries occidentales et les Nations unies sont très timides sur les principes fondamentaux », constate Ilaria Allegrozzi. Les autorités camerounaises, après s’être montrées dans un premier temps ouvertes aux échanges avec l’organisation de défense des droits de l’homme, semblent désormais rétives à la critique. Fin mai, les délégués d’Amnesty International n’ont pu rencontrer aucun représentant du gouvernement à Yaoundé et leur conférence de presse a été interdite à la dernière minute.