Seul sur la scène de la salle aménagée en plein hall de la Japan Expo, le calme de Jean-Philippe Dubrulle tranche avec le brouhaha constant qui émane, vendredi 7 juillet, de la convention. Il y a pourtant de quoi être nerveux face à la centaine de personnes venue écouter sa conférence sur la traduction des animes japonais en version française. C’est un sujet douloureux dans la communauté des amateurs de japanimation ; et un enjeu important pour les entreprises qui exploitent les licences en France.

L’écrasante majorité des traducteurs d’animes travaillent en free-lance, parfois en cumulant un deuxième job. Jean-Philippe Dubrulle est lui-même salarié à temps plein d’un institut de sondage. Ils reçoivent un épisode à traduire du japonais en français trois-quatre jours en moyenne avant la date de diffusion en France. Parfois, ils retravaillent des sous-titres alors même que l’épisode n’est pas finalisé au Japon. Mais ce que veut avant tout transmettre le conférencier au public, c’est que les traducteurs sont des passionnés, des auteurs qui servent l’œuvre : « Une bonne traduction ne doit pas se voir, sinon c’est qu’il y a problème, explique-t-il. Elle doit respecter l’impact original de ce qu’a éprouvé le spectateur avec la version originale. »

Questions sensibles

Sitôt le micro ouvert aux remarques du public, première question polémique : « Que pensez-vous de la pratique de garder les particules japonaises dans les sous-titres ? » Il faut y voir une certaine malice : les amateurs de programmes japonais les plus sourcilleux – ils sont nombreux – estiment en effet qu’une bonne traduction doit conserver les « san », « chan », « kun », des suffixes honorifiques employés dans la langue nippone qui indiquent le niveau de relation entre les personnes – comme le vouvoiement ou le tutoiement en français.

Les traducteurs officiels des séries estiment, pour la plupart, que c’est inutile. Certains parleront même de « coquetteries de puristes ». Jean-Philippe Dubrulle fait partie des traducteurs en faveur d’une francisation complète de la traduction : « On réinjecte du sens autrement. »

Selon Arnaud Delage, traducteur historique de la série « One Piece », éditée par Kana Home Video, « il faut s’adapter au contexte de la série ». Par exemple, une histoire de samouraïs acceptera plus volontiers des termes japonais comme sensei (maître) dans sa version française (VF). Mais « hors de question de laisser un Louis XVI-sama, ça n’aurait aucun sens ! » Les traductions littérales amènent aussi à quelques dérives : est-il opportun, par exemple, de traduire le nom de Freezer, un supervilain de « Dragon Ball Z » ?

Mauvaise réputation

Derrière cette opposition, une mauvaise réputation qui remonte à la fin des années 1980 et colle aux sous-titres ou aux VF proposées par les distributeurs français. Pour continuer à passer dans les émissions françaises pour enfants, certains dessins animés japonais destinés à l’origine aux adultes, ont, en effet, à cette époque, subi des coupes et des adaptations de langage quelque peu fantaisistes. Pour ne pas carrément parler de caviardages. Violence, sexe, personnages homosexuels ou androgynes sont censurés. On pense à la série policière « Nicky Larson », ou « Sailor Moon » ou encore « Les Chevaliers du Zodiaque ».

Nicky Larson Les voix des méchants et autres voix de la VF

Une faute qui a été imputée non seulement à la traduction mais surtout aux doublages. « Le doublage d’animés était le parent pauvre du doublage. La mauvaise presse a obligé tout le monde à rectifier le tir. Désormais les changements de voix en pleine saison sont très rares et les sociétés font attention à la qualité des œuvres. On a aujourd’hui l’expérience, on connaît les codes des animés, très différents des séries classiques et leur public. On ne travaille plus du tout à l’arrache, comme cela avait pu être le cas », assurent Laurent Py et Valentin Guériot, des studios de doublage Time-Line Factory.

« C’était une époque d’industrialisation de l’animé, notamment avec le “Club Dorothée”. Il y avait sept ou huit dessins animés par jour, c’étaient des séries qui démarraient au Japon, les moyens étaient réduits », relate Pascal Benattar, en charge de la production chez Kana Home Video.

Une « amélioration incontestable » de la qualité que Pascal Benattar a vu s’ancrer avec la démocratisation des DVD au début des années 2000 et la fin du recours à grande échelle aux traductions low-cost, appelées « localisation de sous-titres ». « C’est une technique héritée du jeu vidéo. Pour le jeu, cela passe encore car les instructions sont basiques. Mais ce genre de traductions littérales peut bousiller une série. »

Les doublages qui peuvent coûter jusqu’à 4 000 euros par épisode, sont, eux, « plutôt réservés à une diffusion plus grand public ou plus jeune public, les fans privilégiant la VO », précise Kim-Ngan Damasse, chef de produit animation chez Kazé anime.

Le contrepouvoir des « fansubs »

Certains fans de japanimation estiment toutefois qu’un meilleur travail de traduction est réalisé du côté des « fansubs » – contraction de l’anglais « fan » et « subtitles » pour sous-titres, les fansubs désignent les équipes de fans de séries qui proposent des sous-titres illégaux. Ils récupèrent un enregistrement de l’épisode juste après sa diffusion dans le pays d’origine et le traduisent en quelques heures, la plupart du temps depuis une première traduction en anglais. Ils le mettent ensuite à disposition gratuitement. Eux s’emploient à une traduction plus littérale et parsemée d’explications – qui comporte aussi son lot d’erreurs et de critiques. Des débats houleux se multiplient sur les réseaux sociaux et des forums en ligne, là où se trouvent généralement les fans les plus exigeants et actifs.

En haut, un sous-titrage officiel de « Naruto ». Dessous une traduction de « fansub » reconnaissable aux annotations qu’elle comporte. | Captures écran

Ce travail de fourmi et cette démarche militante ont contribué à la notoriété de nombreuses séries, il y a plus d’une dizaine d’années, à une époque où peu d’animes étaient diffusés en France ou sinon sur des chaînes câblées. Certains fansubbers sont même devenus, depuis, des traducteurs officiels.

« A l’époque où nous avons commencé, les offres légales n’existaient pas, ou presque pas, et les fans devaient se rabattre sur le travail des fansubs pour pouvoir regarder leurs séries préférées au moment de leur diffusion au Japon », assurent Killa^ et yotsu, au nom de l’équipe de la Fansub-Resistance. Autrefois appelée Mirage-Team, cette communauté propose du fansub depuis plus de dix ans sur la série « Naruto ». « Aux plus belles heures du site nous pouvions avoir un peu plus de 500 000 visiteurs uniques par mois, pour environ 2,5 millions de pages vues », expliquent ses membres.

Face au potentiel et avec un énorme retard, les éditeurs ont commencé en France, aux alentours de 2009, à proposer des plates-formes de VOD. Et ce, avant la popularité de Netflix dans l’Hexagone. Aujourd’hui, elles sont trois à se partager le gros du marché de la japanimation francophone : Wakanim, Anime digital Network (ADN) et Crunchyroll.

Des plates-formes qui, pour rentabiliser et récupérer leur investissement dans les licences, ont copié la recette des fansubs : rapidité et gratuité. Elles proposent ainsi sur leur site des épisodes de séries sous-titrés en français une heure après la diffusion japonaise, ce que l’on appelle dans le métier « simulcasts ».

La course des simulcasts

« Proposer le même service que les fansubs, mais en mieux » est l’un des leitmotivs de Julien Lemoine, responsable digital chez ADN. « Le simulcast nous oblige à tenir des délais de plus en plus courts. Pour y pallier sans perdre de qualité, nous avons mis en place une organisation serrée de préparation et de relecture des sous-titres. Mais nous essayons de ne pas rogner sur le temps dédié aux traducteurs. Notre équipe de traducteurs est dans le métier en général depuis au moins cinq ans, ce qui leur donne une certaine expertise », explique Thomas Guillemin, coordinateur de traduction chez ADN.

De même, les éditeurs désignent un traducteur attitré par série et essaient désormais de travailler avec les éditeurs des mangas originaux. Ce que confirment Pascal Benattar et Arnaud Delage : « On s’accorde le plus possible avec la version papier, on se penche sur les glossaires de noms traduits et, quand c’est possible, on fait participer le traducteur du manga. »

Il arrive aussi aux éditeurs de corriger après publication les erreurs de sous-titres sur leur plate-forme. Bien sûr, les traducteurs omettent volontairement certains détails par rapport à la VO, pour éviter des sous-titres trop longs. « On appelle cela la lisibilité. Là où des fansubs peuvent faire quatre lignes avec des explications en tous sens, nous respectons une limite de caractères qui n’interrompt pas la lecture », justifie Thomas Guillemin.

« Avec le simulcast, chaque épisode est devenu une bataille contre la montre, lance Olivier Fallaix de chez Crunchyroll France. Nous sommes face à un public très exigeant qui veut tout tout de suite. Si l’épisode n’est pas à temps, ils s’agitent très vite, surtout s’ils paient un abonnement. » Et si les ayants droit japonais ont compris l’intérêt de proposer rapidement les séries en France – deuxième marché pour le manga après le Japon –, « il reste encore à faire pour anticiper et recevoir les épisodes le plus en amont possible. Or, ils ont encore très peur des fuites d’épisodes, comme cela a pu déjà arriver », relate Thomas Guillemin.

Un bouleversement économique

Le simulcast a créé un véritable tournant dans l’économie de la japanimation. Les séries ont désormais un autre cycle de vie sur les territoires francophones. Chez Kana Home Video par exemple, Pascal Benattar décrit trois étapes : « Une sortie en simulcast avec sous-titres en ligne, puis, si la série a du potentiel et qu’elle est vendue à la télévision, elle sera doublée en VF, enfin, elle sortira en DVD. »

Une nouvelle économie qui demande donc aussi aux traducteurs beaucoup plus de souplesse dans leur rémunération et l’organisation de leur travail : « Avec des sorties hebdomadaires en simulcast il faut s’assurer d’être disponible toute la saison », expliquent-ils. S’il reconnaît que le métier s’est en grande partie professionnalisé, Jean-Philippe Dubrulle déplore toutefois sa rémunération basse, notamment par rapport à d’autres types de programmes : « Des tarifs allant de 90 euros à 200-250 euros par épisode selon les éditeurs. » Il faut compter environ de deux à cinq heures pour traduire un épisode de vingt-cinq minutes. Un temps qui peut s’allonger encore selon les recherches et l’enrichissement que doit faire le traducteur.

Re:ZERO | HD Series Trailer | Crunchyroll

L’épuisement des fansubs

Du côté des fansubs français, en revanche, l’ambiance est plus morose. Si les sites qui piratent directement des épisodes déjà traduits continuent de fleurir – car lucratifs –, des équipes de traducteurs bénévoles et amateurs sont à la peine.

Il faut dire que les plates-formes, en parallèle de leur développement, ont pris contact avec ceux qui leur faisaient de la concurrence illégale. « On commence à voir les premiers changements avec les fansubs que l’on accompagne. On leur explique que contrairement au piratage, notre activité rémunère les auteurs, encourage de nouvelles séries », explique Julien Lemoine, d’ADN, qui assure ne recourir que très rarement aux poursuites légales.

Certaines équipes de fansub comme Anime-Heart ne se sentent toutefois pas menacées : « Les droits de diffusion de la grande majorité des séries que nous proposons n’ont été acquis par personne en France », selon Daemonhell, qui traduit des séries depuis 2011. Certains fansubs anticipent d’ailleurs leurs futurs choix de séries à traduire au gré des annonces d’achats de licences.

En revanche, ceux qui sous-titraient un gros hit, qui à coup sûr possède désormais un simulcast français, se sont vus rapidement rappelés à l’ordre. C’est le cas de la Mirage-Team avec la saga « Naruto » diffusée par ADN. Certains membres ont tenu un temps la Fansub-Resistance pour continuer à sous-titrer. Mais après plus de dix ans de traduction quasi-religieuse des animes, une grande partie de ses membres, désormais trentenaires, jettent l’éponge. « Etre en perpétuelle bataille avec l’éditeur n’est pas quelque chose d’intéressant, et cela n’apporte rien à personne. C’est une des raisons qui nous poussent à arrêter notre activité, nous avons résisté comme nous avons pu, mais il est peut-être temps de passer le flambeau », estiment Killa^ et yotsu, avec toutefois l’espoir que tant qu’il restera des séries non licenciées en France, le fansub tricolore survivra.