Derrière Jhon Atapuma (à droite), Romain Bardet (au centre) devance Chris Froome (à gauche) et Rigoberto Uran à l’arrivée de la 18e étape du Tour, le 20 juillet.BENOIT TESSIER/ REUTERS | BENOIT TESSIER / REUTERS

A cette altitude où le soleil a vite fait de vous rôtir le visage, l’oxygène se fait plus rare. Alors mieux vaut limiter les mouvements brusques et éviter tout effort violent. Romain Bardet a quand même choisi de sprinter comme un dératé, jeudi 20 juillet, au bout de la 18e étape, mais il avait une bonne raison : un Tour de France à gagner.

Le voici donc assis sur le bitume, cinquante mètres après l’arrivée, entouré d’une nuée de micros qui lui laissent à peine la place d’inspirer : « J’ai cru que j’allais asphyxier en passant la ligne. » Le coureur français est à bout de souffle, comme tous ses camarades de l’équipe AG2R-La Mondiale qui débarquent au compte-gouttes après quatorze kilomètres à plus de 7 % de déclivité moyenne. « L’altitude, ça fait mal à la gueule », dit Pierre Latour, en eau et cramoisi. Cyril Gautier et Mathias Frank enroulent une serviette froide autour de leur nuque brûlée. Alexis Vuillermoz ne peut prononcer un mot et n’arrive même pas à boire. Il tousse, crache, semble à deux doigts de vomir.

« Rêver encore un peu »

Au col d’Izoard, à 2 360 mètres d’altitude, il n’y a rien, hormis un refuge Napoléon où le randonneur se requinque à coups de tarte aux myrtilles, une baraque en bois qui vend des marmottes en peluche et des cyclistes en grande souffrance. Il est rarissime qu’une étape du Tour s’achève si haut : en 103 éditions, seuls le Galibier en 2011 (2 642 m) et le Granon en 1986 (2 413 m) avaient fait arriver le peloton plus près de la stratosphère. Pour la première fois de son existence, ce col mythique, déjà visité trente-cinq fois par le Tour de France, accueillait une arrivée d’étape, sous l’œil de l’intimidant pic de Rochebrune qui le surplombe. Deux kilomètres avant le sommet, les coureurs sont passés devant les stèles à la mémoire de Fausto Coppi et de Louison Bobet, héros du lieu dont ils ont fait la légende autant qu’il a bâti la leur, incrustées dans une roche du lieu-dit de la Casse déserte, dont la caillasse à perte de vue et les pitons verticaux vous transportent sur une autre planète.

« Le Tour est déjà réussi. J’ai répondu présent en montagne, l’équipe confirme largement ce qu’on a fait l’an dernier. On a encore passé un cran. C’est très bon pour la suite », Romain Bardet

« C’est le privilège de l’Izoard de distinguer le champion », disait Jacques Goddet, directeur du Tour de 1937 à 1988. C’était particulièrement exact cette année, puisqu’il s’agissait de la dernière ascension d’ampleur avant Paris – si l’on fait abstraction des 116 mètres de la côte de Notre-Dame-de-la-Garde, au programme du contre-la-montre de Marseille, samedi. Jeudi, au sommet de l’Izoard, c’est le Français Warren Barguil qui a levé les bras, mais c’est Christopher Froome qui y a sans doute remporté le Tour. Romain Bardet avait besoin d’un improbable exploit dans ce vertigineux décor aride pour prendre le maillot jaune. Il n’a pas eu lieu, le Français se contentant de récupérer la deuxième place du Tour au bout de son sprint, où il a devancé le triple vainqueur de l’épreuve.

Samedi, il aura vingt-trois secondes de retard sur le Britannique au moment de s’élancer dans les rues de Marseille, où il devrait en concéder quelques dizaines supplémentaires : Romain Bardet ne sera pas cette année le successeur de Bernard Hinault, dont le nom occupe depuis 1985 la case « dernier Français vainqueur du Tour ». Sauf miracle, auquel son équipe n’a pas renoncé. « On ne souhaite pas de mésaventure, et surtout pas de chute, à Chris Froome, mais un problème mécanique ou une cassure dans un sprint, ça peut arriver, souligne Julien Jurdie, directeur sportif de l’équipe AG2R.On aurait une minute trente ou deux de retard, ce serait fini, mais cet écart de vingt-trois secondes nous permet de rêver encore un peu. Une crevaison au mauvais moment, un dépannage qui ne se fait pas à 100 %… » 

Inébranlable Sky

« On ne sait jamais, j’aime bien les chronos en fin de Tour de France, tout reste possible », affirme Romain Bardet. Le plus probable reste tout de même que l’Auvergnat se fasse chiper la deuxième place par le Colombien Rigoberto Uran, plus à l’aise que lui dans l’exercice cycliste en solitaire, et bien calé en embuscade, à six secondes, un écart tout à fait rattrapable sur les 22 kilomètres qui seront parcourus dans la cité phocéenne.

Mais au fond, deuxième (com­me en 2016) ou troisième, qu’importe : « Le Tour est déjà réussi, assure le leader d’AG2R. J’ai répondu présent en montagne, l’équipe confirme largement ce qu’on a fait l’an dernier. On a encore passé un cran. C’est très bon pour la suite. » L’édition 2017 l’a prouvé : Romain Bardet est meilleur que Chris Froome en montagne, puisque c’est sur ce terrain qu’il a récupéré une partie des trente-neuf secondes perdues dès la première étape, un chrono individuel de 14 kilomètres dans les rues de Düsseldorf. Le parcours imaginé par les organisateurs ­devait empêcher une trop forte domination du leader de la Sky, avec très peu de contre-la-montre et d’arrivées au sommet. Ce dernier point aura peut-être coûté le Tour au grimpeur français. « C’est clair qu’on espère que l’année prochaine, il y aura une ou deux arrivées en altitude de plus, et quelques kilomètres de contre-la-montre en moins », souligne Julien Jurdie, malicieux.

Vingt-trois secondes, cela semble dérisoire, mais la Sky a quand même semblé inébranlable. « C’est difficile, mais pas à pas, j’espère qu’on pourra combler l’écart, souffle Oliver Naesen, champion de Belgique et recrue récente d’AG2R. Nous sommes tous plus jeunes que leurs coureurs, ce qui n’est pas si mal si on se projette dans quelques années. » « Romain n’a que 26 ans, rappelle Vincent Lavenu, le patron de l’équipe. C’est un coureur d’avenir. Il a passé un palier en termes de sérénité et de maîtrise. » De fait, malgré les sollici­tations incessantes et l’immense pression, le Français affiche une maturité impressionnante pour sa quatrième Grande Boucle.

« On l’avait mis rapidement sur cette grande machine médiatique et populaire qu’est le Tour, explique Julien Jurdie. Parce que c’est important de s’y mettre tôt quand vous avez de grandes ambitions comme lui. Alors il a l’habitude maintenant, il sait que ça fait partie intégrante du métier. La pression, il la met surtout dans ses boyaux. »