En tête du peloton, l’équipe Sky protège son leader, Christopher Froome, lors de la 18e étape du Tour de France, le 20 juillet. REUTERS/Christian Hartmann | CHRISTIAN HARTMANN / REUTERS

La cagoule du bourreau a juste changé de couleur. En noir en 2016, Team Sky, passé au maillot blanc, a dominé le Tour de France de la même manière : intelligente, puissante, clinique. Sauf chute, problème mécanique ou inattendue défaillance dans le contre-la-montre disputé à Marseille samedi 22 juillet, son leader, Christopher Froome, devrait se présenter dimanche avec le maillot jaune sur les Champs-Elysées, pour un quatrième succès dans le Tour, à l’âge de 32 ans.

Et, plus encore que l’an dernier, s’impose le sentiment que c’est autant son équipe que lui qui a remporté le Tour. Dire que Geraint Thomas a raté les deux tiers de la fête ! Premier maillot jaune du Tour 2017, le Gallois devait être l’aide de camp de Christopher Froome, à ses côtés sur tous les terrains. Quand il a dérapé dans la descente savonneuse du col de la Biche (9e étape), le Tour s’est dit que Froome perdait gros. La bonne blague : qui s’est rendu compte que la Sky avait traversé ce Tour de France à huit ?

« Quand tu as le maillot jaune, tu choisis la stratégie, surtout si ton équipe est solide »
Nicolas portal, directeur sportif de Sky

Le septet qui raccompagne Christopher Froome jusqu’à son hôtel le soir joue le plus souvent de la musique de chambre. Discret sur les étapes de plat, il s’applique à former une bulle de tranquillité autour du maillot jaune, toujours à l’avant du peloton, où les risques de chute sont réduits. Quand la route s’élève, il joue en réaction, aime dicter son tempo au peloton et ne va forte que pour mieux empêcher les embardées du leader d’AG2R, Romain Bardet. C’est le privilège du maillot jaune. Chaque fois qu’il le portait, Christopher Froome a répété : « Si on arrive avec ces écarts au contre-la-montre de Marseille, cela me va. » « Quand on a le maillot, on n’a pas besoin d’être agressif. C’est fou, mais j’ai l’impression qu’on l’a eu tout le temps, alors que Fabio Aru l’a porté pendant deux jours, confie le directeur sportif de Sky, Nicolas Portal. Une fois que tu as le maillot, c’est toi qui choisis la stratégie, surtout si ton équipe est solide. »

La maîtrise du tempo de la course par Sky, c’est exactement ce que Christian Prudhomme, directeur du Tour de France, souhaitait éviter. A la fin du Tour 2016, particulièrement ennuyeux en ce qui concernait la lutte pour le maillot jaune, il se plaignait des équipiers de la Sky « surpuissants, qui cadenassent la course dans les cols ». Le constat pourrait être refait cette année. « L’une des clés de ce Tour, c’était de faire sauter le verrou Sky, qui est de plus en plus puissant, explique Vincent Lavenu, manageur d’AG2R-La Mondiale, seul collectif ayant opposé une résistance à Sky. Mais j’ai le sentiment que, cette année, la Sky était encore plus forte. »

Ambiance délétère

Le directeur de course, Thierry Gouvenou, avait pourtant tracé un parcours sans beaucoup d’arrivées au sommet, jugées favorables à Sky, et intégrant plus d’étapes de moyenne montagne, propices aux embuscades. L’équipe britannique n’a jamais tremblé. « La Sky n’a pas été en difficulté », reconnaît Vincent Lavenu, pour qui c’est paradoxalement « un parcours extrêmement dur » qui permettrait de la surprendre. Et, surtout, « avec encore moins de contre-la-montre ».

Nicolas Portal dit n’avoir eu peur qu’une seule fois, dans le col de Peyresourde. Son leader s’était mal alimenté. Mais l’attaque d’un adversaire, redoutée par l’entraîneur français, ne viendra pas. Son équipe, en imposant un tempo suffisamment élevé pour dissuader les adversaires et suffisamment bas pour ne pas le mettre en difficulté, a sauvé la journée, même si Christopher Froome y a abandonné une vingtaine de secondes. Le Britannique a été mis en difficulté une autre fois, dans l’étape arrivant au Puy-en-Velay, lorsque l’accélération de l’équipe AG2R a coïncidé avec un problème mécanique du maillot jaune. Mais là encore, malgré la difficulté de l’étape, il a pu compter sur plusieurs équipiers pour l’aider à revenir sur la tête de course. Cette sérénité en course contraste prodigieusement avec l’ambiance délétère dans laquelle Sky, cible de soupçons de dopage à l’époque de Bradley Wiggins, vainqueur du Tour 2012, a préparé l’épreuve. Si les coureurs de la formation financée par l’empire de James Murdoch avaient agi de manière aussi versatile que leur manageur Dave Brailsford, tantôt muet devant la presse, tantôt insultant, Christopher Froome en aurait peut-être perdu le Tour.

Une formation qui met le prix

En traversant les deux grands massifs avec sept équipiers, le Kényan d’origine a révisé en vue de la saison prochaine. A l’automne 2016, Christian Prudhomme avait tonné contre le « catenaccio » imposé par Sky et décidé, avec les autres organisateurs, de réduire la taille des équipes des grands tours à huit coureurs. Comme attendu, l’Union cycliste internationale (UCI) avait interdit cette mesure, mais donné son accord pour la saison 2018. Ce sera sans doute insuffisant pour perturber une équipe aussi dense que la Sky, même si la formation du maillot jaune sera plus vulnérable face aux chutes et aux maladies.

Le pedigree des sept mousses du navire Sky se distingue de la masse des équipiers du Tour. Luke Rowe, qui mène la poursuite en début d’étape, est l’un des meilleurs spécialistes de classiques flandriennes. Sergio Henao, Mikel Nieve et Mikel Landa ont chacun fini dans les dix premiers d’un grand tour. Le plus impressionnant de tous fut Michal Kwiatkowski, dont les longs relais en tête de peloton ont fait pleurer bien des jambes et équivalent, en termes de puissance, aux performances physiques des leaders du Tour 2017.

« Pour moi, ce n’étaient que des machines à rouler, motivées par l’argent. Ça m’a surpris de voir qu’il y avait une âme », Thierry Gouvenou, directeur de course

« On n’est pas dans la même dimension, souligne Vincent Lavenu. J’ai quatre coureurs issus du centre de formation à Chambéry. On n’est pas allés chercher des champions du monde. » Le Polonais Kwiatkowski a été recruté par Sky en 2016, quand son agent demandait un salaire de vainqueur du Tour de France : quatre millions d’euros par an. Dave Brailsford a mis le prix, un peu moins sans doute, comme pour prouver qu’un équipier avait pour lui autant d’importance qu’un leader. Le Basque Mikel Landa, en provenance d’Astana la même année, avait fait le même choix alors qu’il était l’un des coureurs les plus convoités du marché. Il souhaite aujourd’hui jouer sa carte personnelle dans une autre équipe. Sky n’a jamais hésité non plus à investir sur des coureurs en devenir, à l’image du prodigieux grimpeur colombien Egan Bernal, 20 ans, recruté pour la saison prochaine.

Cycling - The 104th Tour de France cycling race - The 222.5-km Stage 19 from Embrun to Salon-de-Provence, France - July 21, 2017 - Team Sky rider and yellow jersey Chris Froome of Britain on the finish line. REUTERS/Christian Hartmann | CHRISTIAN HARTMANN / REUTERS

Le sujet irrite Nicolas Portal : « Je vais être très clair : nous n’avons pas le plus gros budget. C’est un mythe. Prenez le salaire de certains coureurs d’une équipe avec des maillots rouge et noir [BMC, l’équipe de Richie Porte], ça fait beaucoup d’argent. » La différence avec AG2R, qui, comme Sky, concentre l’essentiel de ses forces sur le Tour de France, est toutefois importante : 14,5 millions d’euros par an pour la formation française, contre 35 millions environ pour les Britanniques, récemment handicapés par la baisse de la livre. L’idée d’un plafonnement salarial, à l’image de celui pratiqué dans les ligues nord-américaines de sports collectifs ou dans le Top 14 de rugby, revient comme un serpent de mer. Le Français David Lappartient, candidat à la présidence de l’UCI face au sortant Brian Cookson, prévoit d’« encadrer le budget », même si très peu de dirigeants d’équipe voient cette mesure d’un bon œil. « Clairement, j’y serais favorable, dit Thierry Gouvenou, le numéro deux du Tour de France. Lorsque des équipiers pourraient faire de super leaders ailleurs, ça manque à la course. »

De généraux à lieutenants

Du reste, l’argent ne fait pas seul le bonheur de Sky. C’est aussi un travail que de faire accepter à des généraux dont les décorations s’entrechoquent de se muer en lieutenants, sur la course la plus médiatisée du monde. Thierry Gouvenou, qui avait en tête l’image d’une équipe de mercenaires sans âme, s’est surpris à apprécier la décontraction de l’équipe Sky derrière le podium, à Rodez, pour la remise du trophée du classement par équipes : « J’ai senti un vrai collectif : ça charriait, ça déconnait. Pour moi, ce n’était que des machines à rouler motivées par l’argent, et ça m’a surpris de voir qu’il y avait une âme derrière. » Ce qui se joue à terme, et l’organisateur ASO en a pris conscience, c’est l’intérêt du cyclisme et notamment du Tour de France. Les Tours non cadenassés par Sky, comme ceux de 2014 avec le cavalier seul de Vincenzo Nibali ou de 2011 avec le duel entre Cadel Evans et les frères Andy et Fränk Schleck, devraient laisser des souvenirs moins périssables aux téléspectateurs que les victoires minutieusement réglées de Christopher Froome.

« Plus c’est ouvert, mieux c’est. On ne veut pas de blocs trop forts, dit le Néerlandais Iwan Spekenbrink, manageur de l’équipe Sunweb et président du syndicat des équipes. Mais ces blocs ne durent qu’un temps et c’est à la concurrence de s’adapter. Tout ne s’achète pas. Michael Jordan disait : “Avec le talent, tu gagnes des matchs. Avec l’intelligence et le travail d’équipe, tu gagnes des trophées.” »

Particulièrement intéressée à l’affaire, Sunweb pourrait aligner au départ du Tour de France 2018, en plus de son grimpeur breton Warren Barguil, le Néerlandais Tom Dumoulin, récent vainqueur du Giro italien et adversaire annoncé de Christopher Froome pour la saison à venir. Or, en 2018, un contre-la-montre par équipes de 35 kilomètres, au troisième jour de course, rendra la force collective plus essentielle encore sur le Tour de France.