Partout ailleurs, il aurait peur d’être derrière les barreaux. A Nsanje, dans l’extrême sud du Malawi, il s’assied sous un manguier, étire les bras sous la pluie battante et a le sourire facile. Louis Foté est une « hyène », un fisi en langue chichewa. Payé pour avoir des relations sexuelles non consenties – et non protégées – avec des fillettes, des jeunes filles, des femmes, il parcourt les communautés et prodigue ses services à la demande des familles qui redoutent les malheurs qui leur sont promis s’ils ne respectent pas la « tradition ».

La « tradition » du camp d’« initiation sexuelle », où les jeunes Malawites sont envoyées par leur famille, dès leurs premières règles, à 9, 12 ou 15 ans, pour être déflorées de force et apprendre à satisfaire sexuellement les hommes. Une « tradition » qui impose aux femmes d’être « purifiées » pour leur enlever un sort, lutter contre une maladie ou chasser le fantôme d’un enfant, d’un mari ou d’un frère décédé. « En somme, je leur évite des problèmes », se vante Louis Foté.

« Ce n’est pas grave, elle ne comprend pas »

En amont de l’entretien avec le fisi réalisé dans un village voisin du sien, la maîtresse de maison censée nous recevoir s’emporte et refuse qu’il passe le pas de sa porte : « Un homme comme lui n’a rien à faire ici ! » Avant de s’en prendre à son mari qui avait organisé le rendez-vous sans la consulter. Malgré la pluie incessante, Louis attend sous un manguier et reste impassible. « Ce n’est pas grave, elle ne comprend pas », lâche-t-il en haussant les épaules.

« Je m’appelle Louis, j’ai 39 ans, et je suis une hyène, que voulez-vous savoir ? », embraye l’homme sur un ton amical. Partout au Malawi, les hyènes sont devenues un sujet tabou depuis la condamnation à deux ans de prison d’Eric Aniva en novembre 2016. Lors d’un procès très médiatisé, le premier sur la question, Eric Aniva, qui a vendu ses services de « hyène », a reconnu avoir eu des relations sexuelles avec 104 femmes dans le cadre du kusasa fumbi, la « purification sexuelle » des femmes.

INFOGRAPHIE LE MONDE

Ces rites sexuels, autrefois pratiqués dans plusieurs pays d’Afrique, sont aujourd’hui en déclin, condamnés à l’unisson par les pouvoirs en place. Au Malawi, une loi interdisant ces pratiques a même été votée en 2013. Depuis, la police a fait de la traque des fisi son cheval de bataille. Mais Louis Foté ne semble guère s’en inquiéter : il blâme le caractère politique de l’affaire Aniva, et ajoute en riant : « Et de toute façon, moi je n’ai pas couché avec 104 personnes ! »

Alors, combien ? « Six, sept, tout au plus », lance-t-il d’abord, avant de se mettre à compter sur les doigts de ses deux mains : « Elle, elle aussi, elle, et puis ces amies de la famille, elles… » Etaient-elles mineures ? « Pour certaines, oui », passe-t-il vite en reprenant son décompte. Au bout de quelques minutes, le total atteint la vingtaine, puis la trentaine. Comprenant tout à coup l’absurdité de la situation, Louis Foté s’arrête : « Non, non, très peu je vous dis. » Le fisi, mâchoire imposante et démarche pleine d’assurance, n’en est pas à une contradiction près : « C’est parce que j’ai de l’expérience que les gens viennent me voir. C’est mon métier et j’aime mon métier. »

Cela fait dix-neuf ans que Louis Foté est payé pour ces viols contractualisés. Il affirme toucher entre 20 000 et 25 000 kwachas (entre 23 et 30 euros) pour chaque relation sexuelle, quand les ONG parlent d’un montant bien plus faible, quelques milliers de kwachas tout au plus. « Quand j’avais 20 ans, les chefs traditionnels du village m’ont proposé de devenir fisi, j’ai dit oui. C’était de l’argent facile, et les femmes y prennent du plaisir ! »

« Notre histoire et notre culture »

Marié et père de cinq enfants, le fisi avoue en avoir sans doute beaucoup plus, avec « les autres femmes ». Selon un test VIH effectué il y a trois mois, il est séropositif mais ne s’en soucie guère, pestant tout au plus contre celle qui le lui a transmis, sans penser aux dizaines de filles et de femmes qu’il a sans doute contaminées. « Ce n’est pas bien grave, élude-t-il. Beaucoup de gens d’ici ont le virus et arrivent à s’en sortir. » Au Malawi, 10 % de la population est porteuse du VIH, et plus encore dans le district de Nsanje, le plus touché par le virus.

Pour contrer ces statistiques affolantes, la police de Nsanje se dit avant-gardiste. « Depuis le cas Aniva, on a des enquêteurs dédiés venus de la capitale, explique Kirby Kaunga, chef de la police du district. Sur l’année 2016, quatre hyènes ont été arrêtées, dont deux déjà condamnées. » Mais la vision officielle diffère de la réalité, et les dizaines de hyènes restent peu inquiétées à Nsanje.

Sommaire de notre série Les hyènes du Malawi ou le terrible « apprentissage » du sexe

Plongée en cinq reportages dans l’extrême sud de ce pays d’Afrique de l’Est, où la tradition exige que les jeunes filles subissent une « initiation » sexuelle dès leurs premières règles.

Depuis le procès d’Eric Aniva et le travail de sensibilisation réalisé par des chefs traditionnels et des ONG locales, la parole se libère peu à peu. Les filles et les femmes témoignent de leur souffrance et de l’emprise des familles, que certaines ont choisi de fuir. Mais Louis Foté ne se sent ni menacé ni gêné : « Le gouvernement peut faire des campagnes médiatiques et dépêcher des policiers, ça ne servira à rien. Nous continuerons le kusasa fumbi, car c’est ce qui nous définit comme hommes de Nsanje, comme malawites. C’est notre histoire et notre culture, on ne peut pas les renier. Et, au fond, ça les rend heureuses, c’est normal qu’on me paie pour ça », lâche-t-il sans rire.