LES CHOIX DE LA MATINALE

Finalement, ce n’est pas si terrible que ça, l’été au cinéma. Entre les petits films qui n’avaient pas trouvé de salle le reste de l’année (Rio Corgo), les divertissements classiques (My Cousin Rachel) et les reprises (cette semaine, Profession : reporter), on peut toujours se mettre à l’abri du soleil ou de la pluie. Et pour les amateurs de très gros budgets, il y aussi la possibilité de vérifier si Valerian mérite l’avalanche de quolibets qui l’a accueilli des deux côtés de l’Atlantique.

EROS DANS UN JARDIN ANGLAIS : « My Cousin Rachel »

MY COUSIN RACHEL bande annonce

A Daphné du Maurier (1907-1989), le cinéma reconnaissant devait déjà le matériau de trois grands films : Rebecca et Les Oiseaux, d’Alfred Hitchcock et Ne vous retournez pas, de Nicolas Roeg. A défaut d’un nouveau chef-d’œuvre, la romancière britannique offre cette fois l’un de ses plus beaux rôles à une grande actrice, Rachel Weisz, qui se glisse avec une intelligence et une sensualité éblouissantes dans le rôle de la cousine Rachel, une femme libre qui fait irruption dans un jardin anglais – en l’occurrence une paroisse rurale des Cornouailles – aux premiers temps du règne de Victoria.

Toute l’énergie du film jaillit de la friction entre ce personnage de femme mûre, opaque, changeant, qui passe de la séduction à la colère, de la politesse la plus exquise à la moquerie la plus cruelle, et la société policée et conventionnelle qui l’accueille.

Roger Michell, réalisateur qui est passé au fil des ans de la romance saccharinée (Coup de foudre à Notting Hill) à l’histoire d’amour transgressive (The Mother qui mettait dans la même couche une grand-mère sexagénaire et un jeune maçon), a peut-être cru que ce contraste suffirait à sortir My Cousin Rachel de la routine du film en costume.

Il n’a pas tout à fait tort, grâce à son interprète principale. Question de physique d’abord : Rachel Weisz incarne à merveille cet archétype de la fiction britannique – la séductrice brune, sensuelle qui vient jusque dans les campagnes révéler la fadeur des beautés locales. Question de puissance dramatique, surtout, qui fait oublier les conventions et les lenteurs de la mise en scène. Thomas Sotinel

« My Cousin Rachel », film britannique de Roger Michell, avec Rachel Weisz, Sam Claflin, Iain Glen, Holliday Grainger (1 h 46).

L’ÉTRANGER DU TRÁS-OS-MONTES : « Rio Corgo »

RIO CORGO - Bande Annonce

Ni complètement documentaire ni complètement fiction, voici l’un de ces films qui se construit à la lisière des deux, comme une façon d’extraire la part de rêve qui se niche dans la moindre parcelle de réalité. Rio Corgo est né d’une rencontre, entre un duo de jeunes réalisateurs suisses, Maya Kosa et Sergio Da Costa, en repérages au Portugal, et un personnage bien réel, M. Silva, vieil homme excentrique aux allures de mariachi, sur le point d’emménager dans un petit village du Trás-os-Montes, région située au nord-est du pays.

Costume trois pièces, canne à la main, foulard de soie, rangée de bagouses, bacchantes broussailleuses, le bonhomme ne se départit jamais d’un large sombrero et de bottes en cuir. Rien en lui ne cadre avec le décor contemporain du hameau assoupi. Il semble provenir d’un autre espace-temps, à moins que ce ne soit d’un roman d’aventures, d’un western spaghetti ou d’un mélodrame mexicain. M. Silva est déjà tout entier du côté de la fiction.

Rio Corgo entraîne le personnage issu du documentaire dans la mise en scène de sa propre subjectivité, seconde ses visions intérieures en les faisant jaillir à l’écran pour inventer un portrait transfiguré par les puissances du cinéma.

En effet, le film eût été moins fort s’il s’était reposé sur la seule originalité de son protagoniste. Ce qu’il trouve à travers Silva et ses hallucinations, c’est une voie de communication privilégiée vers l’au-delà. Car plus le film avance, plus l’on comprend que le vieil homme ne marche pas vers autre chose que sa propre mort. Mathieu Macheret

« Rio Corgo », documentaire portugais et suisse de Maya Kosa et Sergio Da Costa (1 h 35).

DANS LES TÉNÈBRES DU QUEENS : « Transfiguration »

TRANSFIGURATION - Bande-annonce officielle

Bien qu’antérieur au mémorable Get Out, de Jordan Peele, Transfiguration est le deuxième film américain sortant sur les écrans français à employer les codes du cinéma d’horreur pour traduire le malaise psychosocial d’un héros afro-américain.

Plus fragile, plus intime, ce premier long-métrage d’un débutant de 44 ans, Michael O’Shea, présenté à Cannes en 2016 (Un certain regard), n’a ni le mordant ni la force de frappe de son illustre successeur. Pourtant, sa relecture du mythe du vampire à l’aune d’un certain cinéma indépendant new-yorkais n’en déniche pas moins, malgré ses maladresses, une tonalité particulière, celle d’une sentimentalité blême aux reflets lugubres.

Milo (Eric Ruffin) est un garçon de 14 ans mal dans sa peau, vivant seul avec son grand frère dans une cité-dortoir du Queens, à New York. Renfermé, malingre et haut comme trois pommes, il est tabassé par ses camarades de classe et rabroué par les gangsters du quartier.

Dans son isolement, il nourrit une passion pour les films de vampires. Ce n’est pas aux victimes, mais aux monstres qu’il s’identifie, au point de passer à l’acte, mordre des badauds au hasard et, une fois le dégoût passé, développer une soif irrépressible de sang.

Toutefois, l’arrivée dans son immeuble de Sophie (Chloe Levine), une adolescente à la dérive, dérange bientôt ses virées clandestines. Le sentiment suspend la violence, mais la rend encore plus inéluctable (Sophie a tout d’une victime potentielle), créant dans la béance un curieux mélange de candeur et de prédation latente. Ma. Mt

« Transfiguration », film américain de Michael O’Shea. Avec Eric Ruffin, Chloe Levine, Aaron Clifton Moten, Carter Redwood (1 h 37).

NOSTALGIE DE LA DISPARITION : « Profession : reporter »

Jack Nicholson dans « Profession : reporter », de Michelangelo Antonioni (1975). | PARK CIRCUS FRANCE / SONYPICTURES CLASSIC

On ressort Profession : reporter. Bonne nouvelle tant le film fut longtemps difficile à revoir sur un grand écran. Seizième long-métrage de Michelangelo Antonioni et troisième en collaboration avec le producteur Carlo Ponti, Profession : reporter est considéré, à juste titre, par le cinéaste lui-même, comme une de ses œuvres les plus abouties. Parce qu’y rentre exemplairement en collision le monde des idées et l’existence concrète, l’abstraction pure et l’univers social et politique.

Profession : reporter est un film sur la disparition, celle, à la fois réelle et symbolique d’un individu qui veut changer de peau, fuir un réel qu’il ne veut plus affronter pour en rencontrer un autre, longtemps indéchiffrable et finalement éminemment dangereux.

Un reporter célèbre, David Locke, (Jack Nicholson) en reportage dans un pays d’Afrique centrale, où il tente en vain d’approcher un groupe de guérilleros, prend l’identité de son voisin de chambre d’hôtel avec qui il partage une certaine ressemblance physique et qu’il vient de découvrir, mort d’une crise cardiaque. Celui qui n’était, par profession, que le voyeur des vies des autres va ainsi devenir spectateur de ce que serait le monde sans lui.

Le processus de néantisation à laquelle aspire le héros de Profession : reporter porte l’empreinte d’une modernité qu’a exemplairement incarnée le cinéma d’Antonioni. Allégorie du fantasme théorique de la « disparition du sujet » encore un peu à la mode, le film interroge brillamment les pouvoirs et les limites du cinéma lui-même.

Pouvoirs poussés à un point extrême lorsque le destin du héros prendra finalement la forme d’un époustouflant et incompréhensible plan de sept minutes. La virtuosité devient proprement métaphysique dans les dernières images du film. Jean-François Rauger

« Profession : reporter », film italo-franco-américain de Michelangelo Antonioni, (1975), avec Jack Nicholson, Maria Schneider, Jenny Runacre. (2 h 06)