Tout a disparu. La maison, les vêtements, les objets souvenirs. Toute la vie d’Amira* a été ensevelie sous une montagne d’ordures. De son fils de 10 ans, elle n’a plus qu’une photo de classe. Le garçon est l’une des victimes d’un éboulement mortel survenu dans la décharge de Koshe, courant mars, à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne. Avant d’être secourue par des voisins, Amira a été recouverte de « koshasha » – « détritus », en amharique. « Jusqu’à la tête », précise-t-elle, assise sur l’un des matelas miteux du refuge où une partie des familles de victimes sont hébergées depuis la catastrophe. Selon le dernier bilan officiel, plus de 130 personnes sont mortes.

L’éboulement de Koshe a jeté une lumière crue sur la pauvreté d’une capitale en plein boom économique mais profondément inégalitaire, où le sort des plus pauvres est souvent négligé. Les riverains de la décharge, dont certains récoltaient les ordures pour un salaire misérable, « n’avaient pas d’autre choix que de vivre et travailler dans un environnement aussi dangereux, le gouvernement ne garantissant pas leur droit à un logement adéquat et à un travail décent », d’après Amnesty International. Dans un communiqué publié en mars, l’ONG tenait les autorités pour responsables d’un désastre qui « aurait pu être évité ».

Urbanisation galopante

La municipalité d’Addis-Abeba avait pourtant prévu, il y a dix ans, de réhabiliter et de fermer partiellement ce dépotoir vieux d’un demi-siècle et saturé d’ordures. L’idée de ce projet, soutenu financièrement par l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique), était d’encadrer l’augmentation des déchets due à l’urbanisation galopante : plus de 1 000 tonnes par jour dans une capitale de 4 millions d’habitants. Koshe représentait une menace sanitaire et environnementale dans cette zone urbaine. Il était alors question de construire une nouvelle décharge à Sendafa, une ville située à 40 km d’Addis-Abeba, dans la région Oromia.

Seulement, à l’été 2016, alors que des manifestations antigouvernementales secouent cette région, des contestataires bloquent l’accès des camions-bennes à la nouvelle décharge, six mois à peine après sa mise en exploitation. Les tonnes de déchets d’Addis-Abeba sont alors de nouveau déversées à Koshe, malgré les risques et la présence des habitants sur le site. « Nous avons essayé de les faire déménager de nombreuses fois, expliquait Dagmawit Moges, porte-parole de la municipalité, au Monde Afrique en mars. Ils ne voulaient pas car ils considèrent que leur vie est directement liée aux déchets. » Contactée à plusieurs reprises depuis, elle n’a pas donné suite à nos appels.

Désormais, les victimes ne souhaitent qu’une chose : déménager de ce refuge qui devait être temporaire. Certaines ont déjà été relogées. Pour d’autres, comme Amira, c’est plus compliqué. « On a les clés de notre appartement », dit-elle. Mais celui-ci, situé dans un condominium, l’une de ces barres d’immeubles qui poussent comme des champignons en périphérie des villes éthiopiennes, est encore en travaux. En attendant, avec une trentaine de personnes, elle est logée au premier étage d’une structure d’accueil pour les jeunes, tandis qu’une soixantaine d’autres vivotent dans un abri exposé aux pluies torrentielles de ce mois de juillet.

Ici, un vieil homme souffre de douleurs aux jambes. Là, une femme séropositive agite sa boîte de médicaments quasi vide. Les enfants toussent. « On aurait préféré mourir plutôt que de vivre dans ces conditions », lâche Genet, une dame âgée emmitouflée dans une couverture. Depuis peu, plus aucun repas n’est distribué. Et s’ils demandent de l’aide à l’extérieur du refuge ? On leur répond qu’ils n’en ont « pas besoin », qu’ils sont « riches », poursuit Genet.

Une odeur abjecte

Car peu après le drame, de nombreux Éthiopiens ont fait preuve de solidarité : selon l’hebdomadaire local The Reporter, les promesses de dons ont atteint près de 95 millions de birrs (près de 3,5 millions d’euros). Amira a appris qu’elle toucherait 113 500 birrs (environ 4 100 euros) en compensation de la mort de son fils et de la perte de sa propriété. Mais elle n’a encore rien reçu sur le compte en banque qu’on lui a demandé d’ouvrir.

Certaines victimes, en revanche, ont reçu une indemnisation. Comme Berhane, 27 ans, un chiffonnier au petit collier de barbe et au sourire facile qui vivait de la revente de bouteilles en plastique. Puisque sa baraque a été partiellement détruite dans l’éboulement, il a reçu 28 000 birrs. Chaque matin, il voit la décharge depuis le nouveau quartier où il a été relogé, de l’autre côté de la route, où les déchets débordent presque et où flotte toujours une odeur abjecte. Quand la décharge fermera-t-elle ?

« Le projet de fermeture définitive et de réhabilitation de Koshe est suspendu à la décision de rouvrir la décharge de Sendafa, explique Shayan Kassim, chargé de mission de l’AFD en Ethiopie. C’est un prérequis, car la municipalité est obligée d’avoir un centre d’enfouissement quelque part pour gérer ses déchets, et elle n’a aujourd’hui d’autre choix que de continuer d’utiliser le site de Koshe. La réouverture de Sendafa constitue la seule solution pour préserver la sécurité et assurer une meilleure gestion des déchets à l’échelle de la ville. »

« On bloquera les camions »

À Sendafa, le site de la décharge est au beau milieu des champs. Par peur des remontrances de son patron, un gardien trapu nous refuse sèchement l’entrée. Après quelques instants, sa langue se délie. Il a été embauché pour surveiller le site, mais il est contre la présence de cette décharge construite par l’entreprise française Vinci Construction et à l’abandon depuis un an, explique-t-il. Ici, les déchets sont dissimulés sous des bâches en plastique noir.

Des hommes de tous âges s’attroupent autour du gardien. En colère, ils présentent leurs doléances à tour de rôle. « On pensait qu’il y aurait un aéroport, pas une décharge », dit l’un, dénonçant le manque de consultations avec les habitants. Une allégation démentie par la municipalité et l’AFD, qui assurent que les travaux ont commencé après la réalisation d’une étude d’impact environnemental et social. « On nous avait promis du boulot pour nos fils et nos frères, mais rien ! », embraye un autre. Un troisième se plaint de l’impact nocif des déchets sur la santé des riverains et de la pollution de la rivière. La petite bande a entendu des rumeurs sur une réouverture prochaine de la décharge dont ils ne veulent pas. « On bloquera les camions pour défendre notre territoire », assurent les hommes d’une même voix.

Le sujet est « très sensible », politique, confirme Nega Fantahun, le directeur général du Bureau des projets de recyclage et d’élimination des déchets, qui dépend de la municipalité d’Addis-Abeba. Car la question des terres des Oromo, l’ethnie majoritaire du pays, est délicate : elle est au cœur de tensions avec les autorités. Dès novembre 2015, ils ont manifesté contre un projet d’agrandissement de la capitale, enclavée dans leur région, de peur de voir leurs terres expropriées. C’était le point de départ d’un mouvement de contestation plus généralisé, réprimé dans le sang par les autorités et désormais contenu par l’état d’urgence en vigueur depuis plus de neuf mois.

« Au plus haut niveau, les autorités souhaitent donner une réponse raisonnable et rationnelle » à cette question des déchets, assure Nega Fantahun. D’après lui, il est important de considérer les requêtes de la communauté locale une par une, citant notamment l’odeur nauséabonde, et de « lui donner du temps ». Pour qu’elle accepte enfin de recevoir les ordures des Addis-Abebiens sur ses terres ? Pour les autorités, une chose est sûre : « La décharge de Sendafa sera rouverte. »

*Les prénoms des victimes ont été changés.