Des manifestants filment l’intervention de Nasser Zefzafi pendant un rassemblement à Al-Hoceïma, le 18 mai. | Aboussi Mohamed / AP

La ville d’Al-Hoceïma et ses alentours, dans le Rif marocain, connaissent une vague de manifestations ininterrompue depuis plus de dix mois. Déclenché par la mort, en octobre 2016, de Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson broyé dans un camion à ordures après la confiscation de sa marchandise par la police, le Hirak (mouvement) a pris forme pour dénoncer la corruption et la marginalisation économique et sociale de la région du nord-est du pays.

Il s’agit du premier mouvement de protestation de masse au Maroc depuis 2011, et les manifestations pour réclamer plus de démocratie – le mouvement du 20 février. Dans cette mobilisation, les réseaux sociaux, de nouveaux sites d’information et un certain nombre de nouvelles applications, accompagnant une démocratisation massive des smartphones, jouent un rôle crucial. Certains de ces outils étaient, certes, déjà présents et utilisés il y a six ans. Mais leur usage a évolué.

C’est ce dont témoigne le journaliste indépendant Omar Radi, qui avait participé aux manifestations de 2011 et couvre le Hirak. Il se souvient de l’utilité, à l’époque, d’applications comme WhatsApp et Facebook :

« On s’en est énormément servi pour se réunir, débattre dans des groupes, coordonner des activités puis les diffuser à tout le monde. »

Aujourd’hui, au Rif, poursuit-il, « le premier rôle des réseaux n’est plus de s’organiser, car les conversations en ligne sont trop surveillées et le bouche-à-oreille est privilégié. Mais ils permettent de parler du mouvement à un maximum de monde. »

La « révolution » Facebook Live

L’apparition, en 2016, de Facebook Live, application qui permet de filmer et de diffuser des images en direct, a, par exemple, été cruciale. Quasiment chaque jour, les manifestants d’Al-Hoceïma diffusent, en direct sur le réseau social, leurs marches, leurs réunions publiques, mais aussi la répression policière. Récoltant en général des milliers de vues.

Pour Omar Radi, la fonctionnalité est une petite révolution :

« Personne ne rêvait de voir le Hirak à la télé, et maintenant chacun à une mini-télé dans sa poche. »

Les vidéos venues du Rif permettent, en outre, de donner une autre image de la région, généralement vue comme rebelle et conservatrice dans le reste du pays : certaines vidéos montrent les hommes formant des cordons de sécurité pour protéger les forces de l’ordre et les biens publics. Dans d’autres, ils nettoient les dégâts de la veille. La place des femmes est également mise en avant, comme lors de cette marche exclusivement féminine du 8 mars.

Un Marocain résidant à l’étranger, venu soutenir le Hirak, filme une manifestation sur la plage, dimanche 23 juillet.

Des sites locaux du Web contribuant à l’émergence de leaders

Les années suivant le mouvement du 20 février ont vu naître un bon nombre de sites d’information indépendants, à la fois nationaux, comme Lakome, et régionaux, comme Rif24, RifNews ou RifPresse. Ces derniers apparaissent comme une source d’information alternative à la presse traditionnelle, développant un style journalistique sur le vif, local et proche du journalisme citoyen.

Ces nouveaux moyens de communication ont facilité l’émergence de leaders, comme Nasser Zefzafi, chef de file de la contestation dans le Rif. Dès 2011, cet habitant d’Al-Hoceïma s’est fait connaître grâce à des vidéos postées sur YouTube puis Facebook dans lesquelles il parlait de la situation dans sa région. Quand la mort de Mouhcine Fikri a fait descendre les habitants dans la rue, il est rapidement devenu le leader symbolique de ce mouvement.

Présents sur les réseaux, les Marocains résidant à l’étranger ont également joué un rôle dans la dissémination de ces événements. Ils ont contribué à faire connaître Nasser Zefzafi, organisé des manifestations de soutien de Barcelone à Düsseldorf, donnant une résonance internationale au Hirak.

Arrestations des « journalistes citoyens » et propagande numérique

Face à cette viralité de l’information, l’Etat marocain tente de garder le contrôle. En juin, plusieurs journalistes de sites locaux, comme Rif24 et RifPresse, ont été arrêtés. Ils étaient accusés, entre autres, de « complot contre la sûreté de l’Etat » et d’« usurpation de la profession de journaliste », au motif qu’ils ne disposent pas d’une carte de presse.

Reporters sans frontières, qui a dénoncé l’attitude des autorités envers les « journalistes citoyens », a fait reculer le pays de deux points dans son dernier classement sur la liberté de la presse, à la 133place sur 180.

Le 25 juillet, le directeur de Badil.info, Hamid Al-Mahdaoui, a été jugé au tribunal d’Al-Hoceïma, quelques jours après son arrestation. Très connu pour ses vidéos sur YouTube critiquant le pouvoir marocain, il était accusé d’avoir « invité » des personnes à « participer à une manifestation interdite ». Il a été condamné à trois mois de prison ferme et à une amende 20 000 dirhams (environ 1 800 euros).

Trolling royal et 3G coupée

L’Etat marocain s’est aussi adapté au nouveau « terrain de jeu » numérique. Selon Ali Lmrabet, ancien rédacteur en chef du Journal hebdomadaire, interdit de profession au Maroc de 2005 à 2015, il s’est immiscé dans les nouveaux espaces numériques pour y affaiblir la contestation :

« Lorsque les sites Web indépendants sont apparus, à partir de 2011, l’Etat a investi via des prête-noms dans des groupes de presse numérique plus complaisants. »

Au sujet du Rif, le journaliste prend l’exemple d’articles suggérant des visées séparatistes de la part des manifestants, ou des financements venus de l’Algérie, dans le but de décrédibiliser les revendications. Il évoque aussi les nombreux trolls et « bots » favorables à la monarchie qui pullulent sur Facebook et Twitter.

Les premiers sont des utilisateurs insultant les avis critiques et répétant « Vive le roi ! ». « Ce sont des fonctionnaires qui viennent faire leur boulot sur Internet », devine Ali Lmrabet. Quant aux bots, qui réapparaissent en masse à chaque événement déstabilisant le Royaume, il s’agit de comptes factices, publiant massivement des messages identiques.

S’il est impossible d’identifier l’origine de ces automates, leur objectif est toujours le même : discréditer les opposants et valoriser l’action de Mohammed VI.

Exemple de trolling sur Twitter : « La famille de Zefzafi a bénéficié d’une maison des propriétés du Makhzen [le palais royal]. Une famille qui mange sur la récolte et insulte les agriculteurs. »

Du côté d’Al-Hoceïma, le 20 juillet, alors qu’une manifestation de grande ampleur se tenait en bravant l’interdiction des autorités, la connexion au réseau mobile 3G s’est soudainement évaporée. Omar Radi, qui était présent, raconte :

« La connexion était tellement mauvaise que personne ne pouvait se connecter. A un moment, même la ligne téléphonique a été coupée. Ce n’est pas la première fois que le débit baisse, mais là, c’était radical. »

Résultat, aucun Facebook Live ce soir-là. Depuis, les Rifains continuent de publier des vidéos quotidiennes de leurs marches, « mais elles sont plus courtes à cause de la police qui charge et de moins bonne qualité à cause de la connexion ».