Les mains abîmées par 45 années de travail dans les vignes, Alain Labet parcourt son domaine à la recherche de grappes de raisin. « Il n’y a rien, se désole-t-il. Les grappes sont dix fois plus petites que les autres années. » Alors qu’un pied produit en général 1,5 kg de raisin, le viticulteur, installé à Rotalier, un village du Jura particulièrement touché par l’épisode de gel qui a sévi en avril, arrive à en récolter à peine une poignée sur la plante.

« De mon temps, le gel n’était pas exceptionnel, ça arrivait à peu près trois fois tous les dix ans », témoigne Alain Labet, qui avait décidé de planter son vignoble à Rotalier en 1970. Aujourd’hui, il estime que sa production devrait être diminuée de moitié. Ce qui sera en ligne avec les estimations faites par le ministère de l’agriculture, le 17 juillet, pour l’ensemble du Jura : dans ce département du vin jaune et du macvin, le « gel sévère » du printemps « aurait amputé la moitié de la production », selon les autorités.

Alain Labet, dans ses vignes, à Rotalier, le 26 juillet 2017. | Margot Cherrid pour Le Monde

Dans ce contexte, certains viticulteurs jurassiens pourraient connaître des mois difficiles. « Certains vont devoir mettre la clé sous la porte », considère Nicolas Caire, le président de la Société de viticulture du Jura.

La situation s’annonce d’autant plus critique pour ces viticulteurs que bon nombre d’entre eux ne sont pas assurés – pas plus de 80 % des vignes françaises. C’est le cas d’Alain Labet qui, même s’il a connu le grand gel de 1991, s’était persuadé que le réchauffement climatique avait balayé la menace du froid.

« Après tout, la hausse des températures a bien eu comme effet d’avancer la date des vendanges », explique-t-il. Contre un risque qu’il pensait nul, il avait donc décidé de ne pas s’assurer.

« Il aurait fallu assurer tout le domaine, contre tous les risques, même ceux auxquels nous ne sommes pas confrontés dans la région », avance lui aussi Damien Courbet, viticulteur, comme son père avant lui, installé à Nevy-sur-Seille, au nord de Lons-le-Saunier.

Pour ce producteur de vin bio, les aléas naturels sont inévitables et pour s’en protéger, il considère qu’il faut « agir en bon père de famille ». « Nous devons garder un œil vers l’avenir, même quand les récoltes sont bonnes. Avoir une bonne trésorerie et mettre des bouteilles de côté qui formeront un stock », explique-t-il.

Se constituer une telle réserve n’est toutefois pas possible pour tous les viticulteurs. Il le reconnaît : « Pour les jeunes, l’épisode de gel a été très difficile. Il faut plusieurs années pour avoir la possibilité de mettre de côté. »

« Toute la filière va en pâtir »

Viticulteurs et producteurs de vin ne sont pas les seuls à s’inquiéter de la qualité des récoltes et de l’impact possible sur leur activité. « Toute la filière va en pâtir, du producteur de bouchons de liège au fournisseur de matériel », relève Nicolas Caire. Ces victimes collatérales voient, elles aussi, leurs activités mises en danger par l’épisode de gel du printemps.

Dans la région de Lons-le-Saunier, le Caveau des Byards est en pleine activité. Une dizaine de prestataires de travaux viticoles s’emploient à mettre en bouteille le vin, dans deux camions. Ils parcourent parfois toute la France pour proposer leurs services aux producteurs de vin.

Prestataire au Caveau des Byards, le 26 juillet 2017. | Margot Cherrid pour Le Monde

Jean-Paul fait partie de cette main-d’œuvre extérieure. « On est en danger, se soucie-t-il. On a déjà moins de travail que les années précédentes à cause des petites récoltes de la région. Les conséquences vont se faire sentir sur trois ou quatre années, car le vin n’est pas forcément mis en bouteille après la récolte. » Nicolas partage son avis : « Notre camion fonctionne tous les jours. L’année prochaine, nous ne sommes même pas sûrs de travailler un jour sur deux. »

A quelques kilomètres de là, les fournisseurs sont, eux aussi, inquiets. Guillaume Voisin est directeur d’une entreprise familiale, qui fournit une multitude de produits aux producteurs de vin, des tracteurs aux sucres nécessaires à la fabrication.

« Le lendemain de l’épisode de gel, en avril, on pouvait déchirer les devis. 80 % des investissements ont été gelés, ceux qui voulaient, par exemple, changer de tracteur, vont attendre », explique le commerçant. Il poursuit en expliquant que « les récoltes du Jura sont plutôt faibles en général, ce qui n’incite pas les viticulteurs à effectuer de lourds investissements. Alors, lorsque leurs récoltes sont divisées par deux, ils décident évidemment de moins acheter. »

Il faudra attendre l’automne 2018, après les vendanges, pour savoir si les viticulteurs « décideront de franchir le pas », selon le commerçant.

Pour permettre la survie de son entreprise, Guillaume Voisin prévoit de se « serrer la ceinture », tout en diminuant son stock et en se concentrant sur la vente de matériel de jardin aux particuliers.

Baisser les prix n’est pas une option envisageable : « On fait déjà une toute petite marge. La bouteille [vide] de crémant vendue dans le Jura est la moins chère de France, elle coûte 28 centimes hors taxe », précise-t-il.

« Peur de ne pas satisfaire la demande »

L’activité touristique dans la région risque également de subir les conséquences d’une mauvaise récolte. Tous les ans, en février, le Jura attire notamment des milliers de personnes (50 000 en 2016 par exemple) à l’occasion de « La Percée du vin jaune », une manifestation, qui a pour objectif de promouvoir le Jura et les vins locaux. « A la fin des années 2000, la Percée était la plus grosse manifestation viticole d’Europe », explique son président, Alexandre Vandelle.

En 2018, c’est le village de L’Etoile qui accueillera les festivités et permettra aux visiteurs de goûter aux différents vins proposés en dégustation. Mais les vignerons sont moins nombreux que les années précédentes à s’intéresser à l’événement. « Ils sont 45 à s’être inscrits pour le moment. En général, à cette période de l’année, on peut déjà en compter une soixantaine », s’inquiète M. Vandelle, qui détaille : « Les viticulteurs ont peur de manquer de réserves. Les récoltes sont en général faibles dans la région : nous ne produisons pas toujours beaucoup, mais la viticulture fait partie de nos traditions. Les vins se vendent bien, les producteurs de vin ont peur de ne pas satisfaire la demande. »

A quelques semaines des vendanges, les prévisions de récoltes pourraient encore être modifiées. Alors que le caviste du Caveau des Byards espère une pluie abondante pour rendre les raisins plus juteux, Alexandre Vandelle, lui aussi viticulteur, met en garde contre les épisodes de grêle, plutôt fréquents dans le courant de l’été et souvent responsables de sérieux dégâts dans les vignes.