Lorsqu’elle est sortie de prison, le 17 mai, après trois ans d’une peine qui devait en durer trente-cinq, Chelsea Manning a réservé sa première déclaration à ceux qui suivaient son compte Twitter. Une photo de ses baskets avec le message « premiers pas en liberté ».

L’ex-militaire, qui traîne encore le surnom de « taupe de WikiLeaks », passera les jours suivant à partager sa redécouverte de la vie civile avec des inconnus, attentionnés ou hostiles, sur les réseaux : le premier repas, le premier verre entre amis, la première partie de jeu vidéo, la première chanson, la première photo sans avoir un uniforme de prisonnière.

Chelsea Manning avait commencé à entretenir une présence en ligne, dès 2015, deux ans avant d’obtenir une grâce présidentielle pour le crime d’avoir donné 750 000 documents classés secrets à WikiLeaks.

La genèse de son compte Twitter relevait alors du système D : elle discutait au téléphone avec l’ONG FitzGibbon Media, qui retranscrivait ensuite ses messages en 140 caractères. Ils étaient simples et directs, racontaient la monotonie et la répétition de la vie carcérale. Des messages que n’importe quel utilisateur novice, presque trentenaire, aurait fait en prenant en main Twitter :

« Ceci est mon nouveau compte Twitter. »

Le smiley rudimentaire qui l’accompagnait – « : P » – n’était pas l’un des nombreux emojis à disposition des gens qui écrivent en liberté. Peut-être parce que décrire, depuis le téléphone de sa prison, l’emoji exact avec lequel on veut ponctuer son message paraît très vite un peu ridicule.

Des cœurs, des trolls et de la positivité

Nouvellement libre, Chelsea Manning a utilisé son compte comme une fenêtre vers le monde (le tourisme de base à Manhattan, Times Square ou les bureaux du FBI), comme un moyen de communication et comme une plate-forme pour défendre les causes qui lui tiennent à cœur : la transparence gouvernementale, la défense des lanceurs d’alerte, le « complexe militaro-industriel », le droit des transgenres.

Le tout avec beaucoup, beaucoup, beaucoup d’emojis. Ses tweets finissent par avoir des allures de messages exaltées d’une adolescente qui vient de découvrir l’outil et apparaît un peu trop impatiente de partager ses expériences.

« Occupée avec des trucs personnels (cf paperasse ennuyeuse). »

« Soufflez une seconde. Respirez un coup. Réfléchissez. Ressentez. »

« Nous sommes totalement consumés par la pensée dystopique. Peut-être que la pensée utopique est la solution. Essayons quelque chose de différent. »

« N’oubliez pas que l’amour et l’inspiration nous donnent le courage. »

« C’est ma journée ! #worldemojiday. »

Ce trop-plein de petits chats, d’arcs-en-ciel et de cœurs a le don d’énerver irrationnellement certains trolls. Ils semblent refuser à Chelsea Manning, toujours considérée comme un traître à la nation par une partie de la droite, le droit de dire ce qu’elle pense sur Twitter, et surtout le droit de le faire en noyant ses paroles dans des emojis.

« – Le compte Twitter de Chelsea Manning est un no man’s land d’emojis spammés et de vœux pieux. Elle a toujours été aussi folle ?

– Oui et complètement fière de l’être aussi. »

« – Tu as de la chance de ne pas être en prison Bradley, tu devrais ne pas trop te montrer.

– Jamais ! »

Chelsea Manning a heureusement de l’humour, du recul sur elle-même et sur ce que doit être une utilisation saine de Twitter et, surtout, le don de savoir « alimenter les trolls » avec ce qui, précisément, les énerve. Elle les retweete et les réduits au silence sous une avalanche de positivité et d’emojis.

« – Et si on te remettait en prison, où tu aurais dû rester ?

– Oui, jetons en prison tous ceux qu’on n’aime pas, peu importe les raisons. Ensuite, gagnons de l’argent en les emprisonnant. »

Ce suroptimisme est presque devenu une blague récurrente avec ses followers. Mais il a aussi une fonction bien plus sérieuse et réfléchie : créer une « safe zone » sur Twitter (ce qui est assez rare pour être signalée) où les échanges ne seront pas pollués par la négativité et ainsi faire passer plus facilement ses messages.

Chelsea Manning a beau être encore relativement nouvelle dans « l’écosystème Twitter », elle a compris que celui-ci ne doit pas forcément ressembler à un champ de bataille, qu’il peut être un lieu d’échange pour y faire avancer ses causes et que l’on peut y avoir une résonance bien plus forte que le nombre de followers ne le laisserait penser.

« Sachez que : je ne suis pas une “social justice warrior”. Non, non, je suis quelqu’un de bien, bien plus franc et dangereux. »

Avec 276 000 followers,@xychelsea reste un tout petit média, loin de la dimension d’un compte à près de 35 millions comme (au hasard) celui de Donald Trump (qui l’avait traité, à sa sortie de prison, de « TRAÎTRE ingrat »). Cela ne l’empêche pas d’être en position d’avoir un dialogue d’égal à égal avec lui, au moins sur Twitter.

Quand le président des Etats-Unis a annoncé, le 26 juillet, l’interdiction pour les personnes transgenres de servir dans l’armée américaine, c’est la réponse de Manning, en tant que personne transgenre ayant servi dans l’armée, qui a été la plus écoutée.

Le message, et le débat dans le flux de son compte Twitter, lui ont permis de signer une tribune à ce sujet sur le New York Times, avec 395 commentaires à la clé. Mais beaucoup moins d’emojis.