Yomi Babayemi, ici à la terrasse du café de l’Artist Village, à Lagos, garde de ses années en Angleterre un goût prononcé pour le stout. | François Beaurain

Cette nuit d’avril 1979, le destin de Yomi Babayemi, futur héritier du trône de Gbongan, au Nigeria, est sur le point de basculer. Yomi, qui vit à Birmingham, au Royaume-Uni, est le percussionniste d’un tout jeune groupe de reggae qu’il a créé avec des amis : UB40. Ce soir-là, ils ont donné l’un de leurs premiers concerts. Fatigué, Yomi est rentré dormir chez sa petite amie, dont l’appartement se trouve à quelques pas.

Il est profondément endormi lorsqu’il entend une voix qui le somme de rentrer au Nigeria. Yomi, qui pense avoir été envoûté par un marabout engagé par son père, est comme hypnotisé. Il se lève, s’habille et se rend directement à l’aéroport, où il prendra le premier vol pour Lagos. Sans rien dire à personne, abandonnant ainsi ce groupe de reggae qui, quelques mois plus tard, rencontrera un succès international.

Education stricte et religieuse

Lagos, trente-huit ans plus tard. Depuis la terrasse du café de l’Artist Village, institution dont il coordonne les activités depuis 1995, Yomi Babayemi, plus connu dans le milieu artistique sous le nom de Baba T, revient sur un destin peu commun pour une personne de son rang. Il s’estime privilégié d’avoir pu vivre plusieurs vies en une et, s’il exprime peu de regrets sur cette carrière avortée, il ne cache pas sa nostalgie pour ces moments passés au sein de UB40, dont il vante l’esprit de camaraderie et se dit encore artistiquement nourri.

Tout commence en 1975 à Birmingham. Le père de Yomi, Solomon Oyewole Babayemi, alors professeur d’histoire, vient de gagner une bourse d’étude pour un doctorat. Solomon, qui est alors bien placé pour prétendre au titre d’oba (roi) de Gbongan, une bourgade à deux heures de route de Lagos, nourrit une grande ambition pour son fils aîné de 17 ans et espère qu’il pourra comme lui suivre une carrière académique. Mais l’adolescent, qui avait reçu jusque-là une éducation stricte et religieuse au Nigeria, se transforme au contact de l’Angleterre et échappe rapidement au contrôle paternel.

Yomi se met à traîner dans la rue, fume ses premiers joints et se frotte à la scène musicale foisonnante de Birmingham. Doué pour les percussions, il côtoie les Steel Pulse et fait quelques bœufs avec Steve Gibbons. La première rencontre avec les futurs membres d’UB40 a lieu à l’automne 1976 au Fighting Cocks, un pub du quartier de Moseley où les frères Ali et Robin Campbell et leurs amis ont installé leur quartier général et où Yomi, revenant du lycée, s’est arrêté pour se réchauffer.

A cette époque, la plupart des futurs membres d’UB40 ne font pas grand-chose de leurs journées et vivent du chômage. Le nom du groupe dérive d’ailleurs d’un formulaire (Unemployment Benefit, Form 40) pour toucher les allocations. Si son accoutrement de lycéen lui attire d’abord les railleries des frères Campbell, ceux-ci finissent par inviter Yomi à leur table. A partir de ce jour, le jeune Nigérian devient lui aussi un habitué du Fighting Cocks.

UB40 lors d’un concert à l’université de Birmingham, en 1979. Au centre, Yomi Babayemi, alors percussionniste du groupe. | UB40/INSTAGRAM

Selon Yomi, l’idée de créer un groupe de reggae prend forme à la fin de l’année 1977. Seuls lui et Ali Campbell ont alors de véritables connaissances musicales, et les débuts dans la cave du bassiste, Earl Falconer, réaménagée en salle de répétition, sont laborieux. Mais le groupe répète quotidiennement et UB40 voit enfin le jour à l’automne 1978. Bien qu’il soit difficile de revenir quarante ans après sur la genèse du groupe, Yomi estime qu’il y a joué un rôle actif.

Il affirme avoir participé à la composition de quelques-uns des morceaux du premier album, Signing Off – ce que Brian Travers, le saxophoniste d’UB40, interrogé par Le Monde Afrique, conteste – et c’est aussi grâce à lui que le groupe obtiendra son premier concert. Le 9 février 1979, à l’occasion de l’anniversaire de la petite amie de Yomi, une certaine Suzy Varty, UB40 se produit sur la scène du Hare & Hounds. Même si Brian Travers minimise l’impact de ce premier concert sur la carrière du groupe, tout va s’accélérer par la suite.

« Une bande de fumeurs de joints »

A la maison par contre, la situation est toute autre pour Yomi. Son père, qui voit d’un très mauvais œil les fréquentations de son fils, considère UB40 comme une « bande de fumeurs de joints » indigne du rang de Yomi. Les disputes éclatent, Yomi se rebelle, quitte la maison en 1978 et refuse de suivre son père, qui, son doctorat en poche, rentre au Nigeria en 1979. Avant de partir, Solomon consignera le passeport de Yomi à l’ambassade du Nigeria, faisant ainsi de son fils un sans-papiers facilement expulsable.

Yomi a-t-il été alors simplement expulsé ou victime d’un sort, comme il le prétend ? Quoi qu’il en soit, il est de retour au pays en avril 1979. Son père, dont la réputation est sauvée, peut désormais prétendre au trône – auquel il accédera en 1981. La relation père-fils reste néanmoins tendue et Yomi n’est autorisé à suivre une carrière artistique qu’à la condition que cela passe par l’université.

Vont alors commencer cinq longues années d’études que Yomi va vivre comme un véritable exil. « Il y avait un feu en moi que seul Birmingham pouvait éteindre », confesse-t-il. Le supplice ne fait qu’empirer le jour où il découvre les premiers succès d’UB40 dans la presse spécialisée : « Si j’avais été un gamin occidental, je me serais sûrement suicidé. » Yomi décide alors de garder pour lui le récit de son aventure avec UB40, que d’ailleurs personne ne croirait…

Portrait de Yomi Babayemi par Ali Campbell et Brian Travers, réalisé en préparation d’une des premières affiches de UB40. Reproduction avec l’autorisation de Susy Varty.

Auréolé de son Bachelor of Arts en 1984, Yomi obtient l’autorisation d’aller passer cinq jours en Angleterre à Pâques. A peine arrivé à l’aéroport d’Heathrow, il se rue sur une cabine téléphonique. Au bout du fil, il reconnaît les notes de « Red Red Wine » et la voix d’Earl Falconer qui décroche et, après cinq années sans nouvelles, ne peut cacher son étonnement : « Yo, où t’étais passé mec ? On déjà fait deux tournées mondiales ! » Yomi exulte, ses amis ne l’ont pas oublié.

Quelques heures plus tard, alors qu’il approche du studio et qu’apparaissent les premières grosses berlines alignées dans la rue, son cœur s’accélère. Yomi décrit ce séjour comme « les cinq jours les plus rapides de ma vie ». Cinq jours de fête et d’excès pour célébrer les retrouvailles, cinq jours qui lui permettront aussi de se rendre à l’évidence : « Il était trop tard pour rattraper ce bateau désormais parti sans moi. » Sa place de percussionniste a été prise, il reprend donc le chemin de l’université. Suivra une brillante carrière, au Royaume-Uni puis au Nigeria, où l’état de santé de son père le rappelle une deuxième fois en 1993.

Arbitrer entre tradition et modernité

Yomi, qui est aujourd’hui proche de la soixantaine, a trois fils. Par tradition, le titre d’oba de Gbongan est attribué à tour de rôle parmi un nombre restreint de familles princières. Son fils aîné, qui a donc beaucoup plus de chances que lui d’accéder au trône, vient de lui annoncer son souhait de se marier avec une Rwandaise. Or une telle union, qui viendrait rompre une tradition séculaire qui veut que les familles princières de Gbongan se marient entre elles, mettrait en péril ses chances d’accéder au trône. Yomi se retrouve donc à son tour dans une situation d’arbitre entre tradition et modernité. Il avoue hésiter mais pense qu’il accédera à la demande de son fils. « Le monde change, c’est dans l’ordre des choses », conclut-il.

Son altesse Yomi Babayemi, prince de Gbongan, au Nigeria, en tenue d’apparat. | François Beaurain