Un serpent égaré au milieu d’autos tamponneuses. Silencieux, le 4x4 Nissan noir de Josée Muamba glisse dans la circulation chaotique de Kinshasa. Il est 10 heures sur le boulevard du 30-Juin, l’espèce d’autoroute qui coupe en deux la capitale de la République démocratique du Congo (RDC). D’un côté, la « Cité », d’où affluent les employés entassés dans des fourgons cabossés ; de l’autre, la « Ville », c’est-à-dire la commune de La Gombe, où se font toutes les affaires, petites et grandes.

Josée Muamba passe sa vie dans cette Kinshasa réduite, le quartier général des riches, des expatriés, des commerçants, du pouvoir et de l’argent. Sur la banquette en cuir orange et parfumée de sa voiture, la rédactrice en chef de Bellissima, le « magazine de la femme actuelle » qu’elle a créé en 2007, tapote son iPhone branché à l’allume-cigare. Un aveugle et un gamin mendient de l’autre côté de la porte. Leur complainte ne sera pas entendue, car cette voiture est un bocal. La misérable mégapole congolaise s’aseptise derrière les vitres teintées, dans l’air gelé de la climatisation.

Présentation de notre série : L’Afrique en villes

Les quartiers les plus lointains et les plus pauvres, les bidonvilles gigantesques du sud-est de Kinshasa se sont levés avant l’aube. Combien d’habitants vivent et meurent dans ce monstre urbain qui grossit chaque année ? Plus de 15 millions, disent les experts. Et combien de femmes ? Elles sont nombreuses mais discrètes. Les plus visibles vendent des légumes dans le centre-ville puis repartent vers la périphérie. La rue de Kinshasa est dominée par des hommes qui draguent, blaguent et parlent fort.

Mais à 40 ans, « notre sœur qui se bat », disent-ils, Josée Muamba, se veut la représentante de la part féminine de la ville. « Je suis Kinoise, dit-elle de sa voix claire et posée. Le problème, c’est que c’est vu comme négatif. On va dire de la Kinoise qu’elle est souriante avec les hommes, désagréable avec les autres femmes, qu’elle crie et traîne des pieds. Moi, je rêve d’une Kinoise avec des ambitions, qui réussit par elle-même. »

« En Europe, impossible d’avoir du personnel »

Vêtue sans extravagance, grandes boucles d’oreille en or et pointes de cheveux blondes, cette fille de médecin originaire du Kasaï, dans le centre de la RDC, appartient à une élite attachée à sa capitale autant par sentiment que par intérêt. Elle aurait pu choisir de vivre à Johannesburg ou à Montréal, comme ses frères et sœurs. Elle a eu deux enfants avec un Belge, Jonathan Johannessen, créateur du premier réseau national de transfert d’argent. Quand elle rend visite à sa fille qui passe son bac à Paris, souvent sur un coup de tête, elle descend « aux Champs ».

Mais après ses études de droit et de marketing, Josée Muamba est restée où elle a grandi. A « Kin », où l’opulence de quelques-uns s’accommode de la misère des autres, mais où une femme fait facilement son chemin « si elle a de la volonté et est recommandée ». « Tout est à faire ici, explique-t-elle en entrepreneuse. Je reste car je me sens chez moi. Je serais incapable de vivre ailleurs. Cette terre t’use, mais on se dit toujours que ça ira mieux demain. Et puis, ça reste moins cher que l’Europe : là-bas, impossible d’avoir du personnel. »

Les axes de circulation ne sont pas nombreux à La Gombe. Aux heures d’ouverture et de fermeture des bureaux, tout le monde s’engouffre dans le boulevard et sa parallèle, la calme et verte avenue de la Justice. Au son d’une reprise de Franco, l’une des stars de la rumba congolaise classique, le chauffeur à cravate rouge fait un crochet par le Grand Hôtel qui surplombe l’immense et bouillonnant fleuve Congo.

Cet immeuble gris, face à un casino, était autrefois l’un des seuls palaces de la capitale congolaise. Il est désormais flanqué de l’hôtel Pullman, où descendent les délégations de diplomates et d’hommes d’affaires. Son rez-de-chaussée a été transformé en galerie marchande, où Josée Muamba possède une boutique de chaussures de luxe, en plus de ses affaires dans l’immobilier.

Après un arrêt à la station Total, où le litre d’essence a encore augmenté, le 4x4 fonce jusqu’au rond-point Forescom : ici, chaque rond-point a un nom, souvent hérité d’une entreprise belge. « La connexion est impossible ! », se plaint Josée Muamba, accrochée à son iPhone connecté à WhatsApp par le réseau Vodacom. Après une heure d’embouteillage, la voiture se gare enfin au pied de l’ancien siège de la Société des mines d’or de Kilo-Moto, face à la tour difforme et rosâtre de la Générale des carrières et des mines (Gécamines), fleuron minier de la RDC. Voici le cœur du cœur de Kin.

Trois comptes bancaires

L’ascenseur étant en panne depuis des lustres, Josée Muamba rejoint à pied les bureaux aux murs tapissés d’unes de Bellissima, au troisième étage. Un homme en costume à grosses rayures apporte un document en se prosternant. Josée Muamba n’a pas oublié la clientèle masculine. En 2016, elle a créé WAN, « le magazine des hommes stylés et cultivés ». « Au début, c’était difficile car les banques ne prêtent pas comme cela. Il faut faire ses preuves », se souvient-elle. La porte grince. Un webmaster vient refaire le site de Bellisima. Elle donne ses directives : « www.cd c’est mieux parce que ça fait congolais, mais www.com ça ne me dérangerait pas… »

En bas, le bureau de change « Château-Wall Street » affiche 1 dollar contre 1 500 francs congolais ; c’était la moitié il y a un an. Josée Muamba ne se sent pas épargnée par la crise économique qui frappe Kinshasa. « Partout, il y a moins d’argent. Les annonceurs retirent les publicités des magazines. Et les femmes draguent de plus en plus, pour être entretenues par les hommes. C’est un sentiment de survie exagéré. »

Elle a trois comptes bancaires, chez les plus grands du marché congolais, dont l’indien Rawbank, où elle a rejoint « Lady’s First », un programme réservé aux « femmes d’affaires » qui donne accès à des crédits et à des formations. Son budget mensuel n’est certes pas celui de la majorité des Kinoises. Comptez 250 dollars de carburant, 200 de sorties, 250 de téléphone et d’Internet, plus de 1 000 en alimentation et autant pour ses employés de maison. Kinshasa est l’une des capitales les plus chères d’Afrique. Du moins si on vit dans « la République de La Gombe ».

Dans la commune de Limete, en avril 2017, près du siège du parti d’opposition UDPS. | JUNIOR D. KANNAH/AFP

Rendez-vous a été pris pour un casting photo. Mal à l’aise sur leurs talons, trois filles arrivent avec une heure et demie de retard. Le casting dure trois secondes. Parfois, Josée Muamba choisit des anonymes dans la rue et les relooke. Un jour c’est une vendeuse de cartes de téléphone, un autre sa propre femme de ménage, car « tout le monde a le droit d’être dans Bellissima ».

« Cette fille est grande et belle, réfléchit la patronne devant son MacBook gris. Pourquoi ne pas faire le shooting dans un endroit dégueulasse ? Un garage de Bandal, par exemple ? » Reliant la Cité à la Ville, surnommé « Petit Paris » pour ses ribambelles de bars à chaises en plastique, le quartier populaire de Bandalungwa explose d’habitants attirés par les opportunités du centre-ville. Josée Muamba, elle, n’y met jamais les pieds.

Pas question non plus d’aller dans le capharnaüm étouffant du Grand Marché ni de traîner place Victoire, à Matonge, l’un des royaumes de la fête kinoise : « Je déteste ces endroits. Si j’ai besoin de quelque chose, j’envoie ma bonne. C’est sale, dangereux et on te regarde de travers. » L’insécurité de Kinshasa, légendaire mais moins répandue qu’à Nairobi ou Johannesburg, ne concerne pas que les bidonvilles et les quartiers où sévissent les gangs kuluna. Josée Muamba a déjà été braquée et agressée dans la maison d’un ami, « en pleine ville ».

Le monde où elle ne va jamais

Où donc sortir à Kinshasa ? Il y a bien le concert du mercredi au restaurant libanais Le Palais, un bar à champagne qui vient d’ouvrir, les cocktails du Kwilu Club et les dîners aux chandelles du Limoncello, mais Josée Muamba est désabusée : « On tourne dans les mêmes endroits, avec les mêmes gens. Et on évite de recevoir à la maison, car ça coûte cher. Kin devient de plus en plus petite et fermée. Alors on se croise dans les escalators du Shopping Mall. »

Une autre adresse est devenue chic pour les enfants de riches, le personnel des Nations unies et les partisans du régime congolais : dans la tour métallique du Kin Plaza Mall, où la famille présidentielle aurait des parts, on trouve, saturée de parfum et hors de prix, la seule boutique « d’ambiance d’intérieur » de la ville. Après y avoir déboursé 2 000 dollars pour quatre tables basses, Josée Muamba déjeune d’un burger à l’avocat « chez Eric Kayser », le restaurant ouvert par le boulanger français éponyme. D’habitude, elle publie ce genre de choses sur Snapchat.

Les immeubles en verre ont beau pousser comme des champignons sur le boulevard, les traces de Kin l’industrieuse ne s’effacent pas facilement. Derrière le muret du restaurant, des éboueurs trimballent une charrette d’ordures, un camion de gravier couvre les conversations. Cet après-midi, Josée Muamba va justement s’aventurer dans le monde où elle ne va jamais. Elle veut soutenir une maternité à travers la fondation Bellissima. Elle a envoyé un employé en trouver une à Kinsenso, l’une des communes les plus pauvres de Kinshasa. « Où c’est ? » demande-t-elle de retour sur la banquette du 4x4.

Il faut d’abord traverser le bric-à-brac humain de l’avenue Poids-Lourds, qui sépare les bidonvilles de Masina et de Kingabwa. Dans la foule qui commerce devant les entrepôts industriels, il se passe tant de choses que Kin devient un défi à la description, une sorte d’immense scène de théâtre où chaque comédien jouerait une pièce. On passe Limete, commune divisée entre son côté industriel et sa partie résidentielle, où elle a passé quelques années d’enfance.

Josée Muamba ferme les yeux pendant que le 4x4 cahote sur un chemin de terre dans lequel se ruent des nuées de motos-taxis. Tous les regards se tournent vers la voiture : c’est du jamais-vu ici. « Qui a eu l’idée de ces motos ? Quelle horreur ! » s’exclame Josée Muamba, cramponnée à son sac.

Chiots dalmatiens, Moët & Chandon

En bas d’un escalier en terre, voici le centre de santé de Kisenso et ses salles aux odeurs fétides, sans eau ni électricité. Une cinquantaine de femmes accouchent chaque mois. « On arrache les dents pour 4 dollars », s’étonne Josée Muamba devant une affiche qui, elle, parle en francs congolais. « Les femmes viennent de partout mais payent de moins en moins. C’est 18 dollars l’accouchement et 250 la césarienne », précise une sage-femme, dont le salaire dépend « de la production ».

Josée Muamba prend des notes et des photos des mères allongées sous des moustiquaires. Elle appellera des « sponsors » qui achèteront du matériel. « J’ai beaucoup d’amis », dit-elle. L’un d’entre eux, un ex- « dircab » de ministre, vient de mourir en Afrique du Sud. Il sera enterré à la Cité des Anges, le nouveau cimetière construit sur la route de l’aéroport, aux places réservées à l’élite.

La journée se termine dans la partie de Kinshasa qui respire, les collines huppées du quartier Ma Campagne. De l’époque où les ministres de Mobutu vivaient ici, il reste une vieille barrière qu’un garde continue d’actionner à côté d’étals de fruits et de cigarettes. « Ma Campagne a changé : un côté “Cité” est apparu », dit Josée Muamba en les apercevant. Les villas des chanteurs côtoient celles des politiques et des banquiers, ainsi que sa vaste maison labyrinthique de deux étages. Des chiots dalmatiens accueillent le 4x4 dont les pneus crissent sur le gravier.

Josée Muamba sert une coupe de Moët & Chandon dans le salon : mobilier immaculé, piano à queue, tableaux d’un artiste congolais en vogue, revues de décoration soigneusement empilées sur une table en verre. Josée Muamba passe beaucoup de temps ici. Le dimanche, elle va à l’église Présence de Dieu. Car comme tout un chacun à Kin, elle a été invitée à rejoindre une paroisse évangéliste à laquelle elle donne parfois quelques billets.

Son fils, adolescent, joue au foot dans le jardin pendant que son employée prépare un poulet à l’arachide et des feuilles de manioc. C’est les vacances à l’école américaine où le garçon étudie et où on ne parle pas un mot de lingala, la langue majoritaire à Kinshasa. Sa sœur, à Paris, a perdu tout son vocabulaire. « Tu restes combien de temps à Dubaï ? » demande leur mère au téléphone à un ami, un des fils Rawji, les détenteurs de Rawbank.

Elle a hésité à partir huit jours à Cuba avec les enfants ; un autre « ami » à l’ambassade pouvait lui avoir le visa en quelques heures. Finalement, ce sera la France, la côte d’Azur, Cannes, Nice, Saint-Tropez… Au retour, ses bagages seront chargés de paquets de céréales, de shampoings et de bouteilles de vin. Tous les produits qui coûtent trop cher à Kin, même pour les plus riches.

Le sommaire de notre série « L’Afrique en villes »

Cet été, Le Monde Afrique propose une série de reportages dans seize villes, de Kinshasa jusqu’à Tanger.