Homme d’affaires originaire de Misrata, Ahmed Miitig, 45 ans, est le numéro deux du gouvernement libyen – dirigé par Faïez Sarraj – issu de l’accord de Skhirat, au Maroc, signé en décembre 2015 sous les auspices des Nations unies. A Tripoli, il cumule les fonctions de vice-premier ministre et de vice-président du Conseil présidentiel. Dans un entretien au Monde Afrique, il met en garde contre la permanence du danger de l’organisation Etat islamique (EI) en Libye. Il reproche également aux Européens leurs « promesses non tenues » en matière d’aide à la Libye sur la question migratoire.

Après la rencontre entre Faïez Sarraj et le maréchal Khalifa Haftar, le 25 juillet, en France, il est de plus en plus question d’amender l’accord de Skhirat. Qu’en pensez-vous ?

Ahmed Miitig L’accord de Skhirat est le fruit de longues négociations entre Libyens, avec l’aide de la communauté internationale. Cet accord demeure, dans la situation actuelle, la seule solution pour les Libyens.

Si cet accord devait être amendé, sur quels points cela pourrait-il porter ?

En tant que gouvernement d’accord national, nous sommes nés du compromis de Skhirat, nous ne sommes pas ceux qui ont écrit cet accord. C’est pourquoi il est difficile pour nous de comprendre ce qu’ils [les partisans d’une réécriture du texte] veulent modifier. Mais si un changement devait intervenir, il devra être approuvé, ainsi que le texte le prévoit lui-même, par le Parlement [siégeant à Tobrouk] et par le Conseil d’État [deuxième chambre prévue par l’accord de Skhirat].

Il est question de réécrire l’article 8 de l’accord, qui rend possible l’éviction de Haftar de son poste de commandant suprême de l’armée nationale libyenne en confiant cette responsabilité au Conseil présidentiel. Un tel amendement permettrait de réintégrer Haftar dans le jeu politique. Etes-vous d’accord ?

Cet article 8 ne parle pas de Haftar, l’accord de Skhirat ne traite pas d’affaires personnelles. Il pose un cadre qui est clair : le chef de l’armée doit être nommé par le gouvernement d’accord national. Il nous faut voir comment séparer les positions militaires et civiles. Ceux qui sont détenteurs de responsabilités politiques ne peuvent en même temps assumer des fonctions militaires.

Donc, si Haftar veut entrer en politique, il devra abandonner son titre de chef de l’armée ?

Oui. Dans toute démocratie, les militaires sont dans l’armée et les hommes politiques sont des civils.

Quel est le bilan à vos yeux des dix-huit mois de gestion de la Libye par le gouvernement issu de l’accord de Skhirat ?

La mission du gouvernement d’accord national était de réunifier toutes les institutions libyennes. Nous avons réussi en ce qui concerne la compagnie pétrolière NOC [National Oil Corporation] et les ambassades à l’étranger. Le seul domaine où nous n’avons pas réussi est la Banque centrale. Une autre mission était de relancer la production pétrolière : celle-ci est repartie à la hausse, elle est maintenant de 1 million de barils par jour alors qu’elle avait chuté à 100 000 barils un an plus tôt. Enfin, notre troisième mission était la réconciliation nationale. Là, nous n’avons pas encore réussi, nous avons encore du travail.

Mais finalement, nous avons mis en place ce gouvernement, nous avons défait l’Etat islamique à Syrte, et nous rebâtissons lentement notre économie. Il faut se souvenir que lorsque le gouvernement a été installé il y a dix-huit mois, il y avait des combats à travers le pays, notamment dans l’Ouest, où les routes étaient bloquées. Maintenant, vous pouvez voyager en Libye d’est en ouest. En outre, à partir de 2014, nous n’avions plus de budget. En 2017, nous avons un budget et les ministères commencent à fonctionner normalement. Nous devons construire sur ce succès.

En matière de réconciliation nationale, si les Libyens échouent à conclure un accord, faut-il prendre au sérieux le risque d’une partition du pays ?

Non, ce n’est pas faisable. En fait, le problème n’est pas là. La vraie question, c’est de reconstruire l’armée libyenne, c’est-à-dire réunir toutes les forces en Libye pour combattre un ennemi commun, à savoir l’EI. Et combattre aussi les gens qui ne veulent pas de l’État.

Un gros problème pour les Européens est l’arrivée de migrants en Italie en provenance des côtes libyennes…

Cette immigration illégale est une tragédie humanitaire. L’Afrique du Nord et le sud de l’Europe, qui souffrent beaucoup de ce désastre, doivent travailler étroitement ensemble pour régler ce problème. Chacun sait que la Libye est un pays de transit et non le pays d’origine de ces migrants. Si nous avons un plan et de véritables partenaires pour bâtir une solution qui a marché avant et marchera de nouveau dans l’avenir, nous pouvons trouver une solution à ce problème. Nous comptons sur les Européens pour honorer leurs promesses, au moins pour réduire le nombre de migrants qui souffrent chaque jour.

Nous avons signé de nombreux accords qui remontent aux années 2007, 2008, 2009, 2012, au terme desquels nous nous sommes engagés à travailler conjointement pour mieux garder les frontières du sud de la Libye. Nous avons des programmes avec les Européens pour aider la Libye à rapatrier les migrants dans leurs pays d’origine. Ces programmes engagent aussi les Européens à investir davantage dans le développement de ces pays d’origine. Les Libyens seuls ne peuvent régler le problème.

Etes-vous satisfait des montants financiers débloqués par les Européens ?

Non. Il y a eu tant de promesses non tenues. Par exemple, il y a eu beaucoup de réunions à propos des gardes-côtes libyens, mais pour l’instant on n’a rien vu. La Tunisie, dont le littoral est deux fois inférieur à la bande côtière libyenne, dispose de 30 bâtiments de gardes-côtes. Les Libyens en ont moins de cinq. Les Européens pourraient faire beaucoup plus pour nous aider à la fois à sécuriser nos frontières terrestres et à soutenir nos gardes-côtes.

Certains pointent des connexions entre des éléments des gardes-côtes, des milices et des réseaux de trafiquants. Est-ce exact ?

Les hors-la-loi et les contrebandiers existent partout dans le monde, pas seulement en Libye. Mais les Européens devraient aider le gouvernement libyen à restructurer le ministère de l’intérieur, au lieu de multiplier des initiatives politiques, ici et là, qui affaiblissent ce gouvernement central.

Par exemple ?

Quand on parle de changer le gouvernement dans cinq ou six mois, cela l’affaiblit.

De quels pays émanent ces initiatives ?

De certains pays étrangers ou de forces libyennes liées à des gouvernements étrangers.

Si je vous comprends bien, certains pays jouent un rôle négatif car ils s’ingèrent trop dans les affaires libyennes.

Oui. Je pense qu’on devrait d’abord se focaliser sur l’économie et sur la sécurité en Libye. On sait que dans les situations de post-conflit, on a davantage besoin de développement et de sécurité que de politique.

L’EI, qui avait fait de Syrte son bastion en Afrique du Nord, a été défait dans cette ville fin 2016. Représente-t-il toujours un danger pour la Libye ?

Absolument. Nous devons garder les yeux grand ouverts à propos de l’EI, qui ne va pas disparaître facilement. Ses partisans sont toujours présents autour de Syrte, nous devons rester vigilants. Le gouvernement d’accord national a créé une force antiterroriste pour le combattre. L’EI peut reconquérir toute zone où la présence du gouvernement est faible.