« Les cacas de toute la ville de Douala sont toujours déversés ici, à côté de nos maisons. » Casquette de baseball vissée sur la tête, jeans bleus et tee-shirt à l’effigie de l’ancien président américain Barack Obama, Allan Rudoph, 29 ans, pointe le défilé incessant des camions de vidange qui se dirigent vers l’unique décharge d’excréments de Douala, la capitale économique du Cameroun, au Bois des singes, dans le quartier de Youpwe.

Ils y déversent des « selles noires sorties des WC et qui sentent plus qu’un éléphant pourri. Mais, on est habitués aux odeurs. Elles ne nous dérangent plus du tout », crâne Allan, dont le visage se crispe pourtant de dégoût. Depuis notre première visite à ces « damnés » de la décharge, en avril 2016, peu de choses ont changé ici.

Présentation de notre série : L’Afrique en villes

Ce site de dépotage, logé dans la mangrove de la région du Littoral, a été construit il y a plus de vingt ans pour accueillir les excréments de moins de 900 000 personnes. Aujourd’hui, Douala compte 3 millions d’habitants. La décharge, une grande fosse constituée de sable servant à retenir « tout ce qui est solide », est un lit filtrant artisanal débordé par le poids des matières fécales qui y sont déversées chaque jour.

D’après une étude de quantification et de caractérisation des boues de vidange issues des villes de Douala et Yaoundé menée en 2012, la situation de la capitale économique est « dramatique ». Chaque mois, plus de 7 000 m3 de boues sont versés « directement dans la nature, sans un traitement approprié, créant d’énormes risques pour la santé publique, des nuisances esthétiques et olfactives et une contamination des eaux », affirme le rapport.

« Nous sommes malades »

En ce jeudi ensoleillé, les deux éboueurs de la décharge du Bois des singes, employés par la Communauté urbaine de Douala (CUD), gestionnaire du site, nettoient l’endroit. Les mains gantées plongées dans la boue noirâtre, ils retirent plastiques, serviettes hygiéniques, slips, vêtements… Ils ne portent toujours pas de cache-nez.

« Après votre passage, l’an dernier, les choses ont un peu changé. La communauté urbaine nous a offert des cache-nez sophistiqués, des gants et des bottes neufs. Mais ça fait des années que je suis habitué à travailler le nez libre », reconnaît avec un sourire penaud Jean-Daniel Ebonguè, 49 ans, employé depuis seize ans, la démarche chancelante et les « reins usés » par le travail.

En face de lui, son compère Germain Sontzia, 66 ans, dont environ trente passés à la décharge, est secoué par une quinte de toux. Une « maladie » qu’il traîne depuis plus de dix ans. « Chaque jour, on aspire des odeurs. On ne nous a jamais donné de médicaments, même pas la Nivaquine [antipaludique]. Chaque semaine, on a droit à une seule boîte de lait, et pas de bonne qualité. Notre salaire est de 50 000 francs CFA [76 euros], sans protection sociale. Nous souffrons et nous sommes malades », égrène-t-il, essoufflé, en essuyant de ses mains gantées son visage en sueur.

Germain et Jean-Daniel ne sont pas les seuls malades. Dans les maisons, la décharge est source de nombreuses maladies : paludisme, typhoïde, maladies hydriques… En un an, les cas de paludisme confirmés du centre de santé Ismaël ont augmenté de plus de 70 %. « Cela prouve que la décharge continue de faire des ravages, déplore Mokmbashagle Ismella, directeur du centre. Les poissons consommés, la nappe phréatique et par conséquent l’eau que la population boit sont contaminés. » A quel point ? Le toxicologue promet de prélever des échantillons d’eau, de poissons et des aliments plantés pour en faire une étude « précise ». « Je me lance dès que j’ai du temps », sourit-il derrière son bureau.

Le toxicologue Mokmbashagle Ismella, directeur du centre de santé Ismaël, près de la décharge d’excréments de Douala, mai 2017. | Josiane Kouagheu

Une nouvelle décharge ?

En 2012, pour son mémoire de master consacré à la vulnérabilité des populations vivant dans la mangrove du Bois des singes, l’environnementaliste Dolorex Djoumou Toukep a relevé des échantillons d’eau de puits consommée par la population, qu’elle a ensuite fait analyser par un laboratoire. « L’analyse bactériologique montre la présence des coliformes fécaux, staphylococcus aureus, avec des concentrations largement au-delà des normes de l’OMS [Organisation mondiale de la santé], ce qui serait à l’origine des maladies hydriques observées localement », note-t-elle.

Quelles solutions adoptées ? A la délégation régionale des forêts et de la faune du Littoral, le délégué reçoit devant le petit portail rongé par la rouille. « C’est à la délégation de l’environnement de s’occuper de la décharge. Ce n’est pas à notre niveau », lâche-t-il, lunettes de soleil sur le nez, avant de s’engouffrer dans son véhicule. L’an dernier, lors de notre passage, Engels Ombolo Tassi, l’ancien chef des forêts, déplorait « un désastre écologique », avec la destruction de 40 hectares de réserve forestière. Il a été affecté dans une autre région.

« Allez à la Communauté urbaine. Ils sont les mieux indiqués pour vous répondre », renvoie à son tour Sidi Baré, le patron de l’environnement de la région. En avril 2016, il nous confiait pourtant que « la nappe phréatique, ainsi que la biodiversité aquatique, sont atteintes, la mangrove a totalement péri, les arbres sont finis ».

Annoncé depuis des années par la CUD, la nouvelle décharge de Ngombé, censée remplacer celle du Bois des singes, tarde à voir le jour. Au service urbanisme, les responsables ont du mal à « trouver ce qui bloque ». « On a vraiment essayé de se saisir de ce problème. Il faut noter qu’il s’agit d’une technique que nous ne maîtrisons pas encore au Cameroun. Le dossier a été bien ficelé car nous avons bénéficié de l’aide d’experts internationaux. Le projet de la décharge de Ngombé avance. Il y a beaucoup de lourdeurs administratives, mais ça avance », reconnaît un responsable. Une date de lancement ? « On vous le fera savoir au moment opportun », répond-il.

Jacqueline Kouam Tcheundem, la présidente de l’Association des femmes dynamiques du Bois des singes, chez elle, près de la décharge d’excréments de Douala, mai 2017. | Josiane Kouagheu

Intimidation

Le rêve des habitants installés sur le domaine privé de l’Etat est d’en finir avec les odeurs. « L’idéal serait qu’on les délocalise ailleurs, loin de la décharge », tranche Eric Talla, consultant en environnement. Pour dénoncer « ces parfums mortels », Jacqueline Kouam Tcheundem, présidente du développement du quartier et de l’Association des femmes dynamiques du Bois des singes, a organisé un « énième » mouvement d’humeur en novembre 2016.

Les forces de l’ordre ont interpellé les femmes, les ont mises dans leur car et ont « tourné en rond » avec elles dans toute la ville. « C’était une intimidation. A la fin, les femmes avaient tellement peur qu’elles ont juré de ne plus jamais me suivre », soupire Jacqueline. Elle continue seule ses batailles : dire non à la décharge et montrer au gouvernement que le Bois des singes est désormais une zone occupée par plus de 2 000 habitants qui ont dépensé des « sommes énormes » pour acheter leur terrain. A qui ? « Aux vendeurs », répond-elle, sans jamais citer de nom.

Il est 17 heures. A la décharge, la journée s’achève pour les deux éboueurs. Ils ont revêtu leurs vêtements de ville. L’odeur des excréments ne les quittera pas jusqu’au « bain du soir ». Leur unique espoir est tourné vers Yaoundé, siège des institutions et de la présidence. « Nous avons besoin d’une garantie pour notre retraite. J’ai donné trente ans de ma vie pour recueillir tous les cacas de Douala. Je veux au moins avoir de quoi me soigner lorsque je serai vieux et sans forces », lance Germain Sontzia, le dos voûté et le regard triste.

Le sommaire de notre série « L’Afrique en villes »

Cet été, Le Monde Afrique propose une série de reportages dans seize villes, de Kinshasa jusqu’à Tanger.