Ce fut un dernier tour de piste à couper le souffle. Une minute d’une rare intensité. En tribunes, les gorges chauffaient et les clameurs s’intensifiaient à chaque accélération. Le stade entier vivait la course, respiration suspendue. Sur la piste, ça se bousculait, les mollets se couvraient d’égratignures, les poumons usinaient à plein régime et les jambes moulinaient comme jamais. Un interminable sprint d’écoliers, chaotique et magnifique.

Vendredi 4 août, en fin de soirée, Mo Farah s’est offert la première finale des Mondiaux d’athlétisme de Londres, dans une indescriptible explosion de décibels. A domicile, le Britannique a remporté le 10 000 m au terme d’une course effrénée. Tour à tour, Kényans, Ougandais et Ethiopiens ont attaqué le maître de la distance. Mais rien n’y a fait. Imperturbable, il les a pris à leur propre piège et a placé dans la dernière ligne droite une accélération fatale. En 26’49’’51, deuxième chrono le plus rapide de l’histoire des Mondiaux sur la distance, il devance l’Ougandais ­Joshua Kiprui Cheptegei et le ­Kényan Paul Tanui.

Anobli par la reine

Si la lutte fut plus acharnée que prévu, l’identité du vainqueur n’a rien d’une surprise. A 34 ans, l’ancien gamin de Mogadiscio, arrivé de Somalie au Royaume-Uni à l’âge de 8 ans, a depuis longtemps habitué ses compatriotes aux victoires en grands championnats. Il y a cinq ans, déjà à domicile, dans ce même stade lors des Jeux de Londres, il avait réalisé un doublé 5 000 m – 10 000 m qui, ajouté à celui des JO de Rio à l’été dernier, lui a valu d’être anobli par la reine Elizabeth, fin 2016. Avec sa nouvelle victoire, le Britannique compte désormais six titres mondiaux. Il pourrait en ajouter un septième avec l’épreuve du 5 000 m, dont la finale est prévue samedi 12 août, et où il partira évidemment favori. Personne n’a ­jamais fait aussi bien en demi-fond.

De sa voix douce et haut perchée, « Sir Mo » a répété plusieurs fois les mêmes phrases devant les micros, pour résumer sa course : « Il fallait que je reste fort. J’ai dû me battre. » Puis, à propos de la concurrence : « Les Kényans, les Ougandais et les Ethiopiens ont travaillé dur, ça a été une sacrée course. » Bouc soigneusement entretenu et crâne rasé, le Britannique est un homme de peu de mots. Mais il tient à faire passer un message : ce fut rude. « Tout devient possible si vous vous entraînez dur », ajoute-t-il en guise de conclusion générale.

Les « unes » des journaux à son égard alternent entre succès retentissants et soupçon de dopage

Le discours n’a rien d’anodin. Depuis plusieurs années, Mo Farah sème plus facilement ses adversaires que le soupçon qui lui colle aux pointes. Les « unes » des journaux à son égard alternent ­entre succès retentissants sur la piste et soupçon de dopage en dehors. En juin 2015, la BBC a révélé que son entraîneur américain Alberto Salazar, à la tête du Nike Oregon Project, était au cœur d’une enquête de l’agence antidopage américaine. D’autres médias ont relayé des contrôles antidopage ratés, en 2010 et 2011. Cet été, au début du mois de juillet, les pirates informatiques de Fancy Bears ont publié des données le mettant en cause. Le Daily Mail indiquait que la star figurait parmi plusieurs athlètes dont les données du passeport biologique étaient anormales et laissaient supposer des pratiques dopantes, fin 2015. Avant que son profil hématologique ne soit à nouveau jugé « normal », quelques mois plus tard.

La progression chronométrique observée dès sa collaboration avec Alberto Salazar, entamée en 2011, suscite depuis plusieurs années des interrogations parmi les médias de son propre pays. Sa domination sans partage sur la discipline n’a pas levé les doutes, au contraire. Les relations avec les journalistes en ont parfois pâti. Jeudi 3 août, à la veille de sa course, Mo Farah a préféré ne pas se prêter à l’exercice de la conférence de presse, comme l’ont fait pourtant certains de ses coéquipiers. Neil Black, le directeur de la performance de la fédération britannique, a donc essayé de répondre aux questions gênantes à sa place. « Les gens parlent comme s’ils avaient des faits, mais je ne suis pas sûr que les faits soient toujours ceux publiés », a-t-il avancé. « Il y a des points d’interrogation, mais il n’y a pas eu de preuves [de dopage], résume Leo Spall, journaliste anglais pour ESPN. Pourtant, tant que l’enquête sur son entraîneur ne sera pas close, ces points d’interrogation resteront. »

Reconversion au marathon

Vendredi, Mo Farah a pu être rassuré concernant l’état de sa popularité. Il a réussi à enthousiasmer les spectateurs encore plus qu’Usain Bolt en séries du 100 m. « Il est toujours très populaire auprès du grand public, estime Leo Spall. Les gens ont des doutes concernant l’athlétisme en général, mais lui est considéré comme un héros du pays. » Son fils dans ses bras, un drapeau de l’Union Jack dans les mains, le vainqueur a pu faire son tour d’honneur sous les crépitements des flashs. « La course, c’est aussi mental. A domicile pour lui, c’était encore plus difficile pour nous », a résumé Paul Tanui. Malgré la bataille épique de vendredi, il y avait comme un sentiment de fatalité chez la concurrence, résumée par quelques mots du Kényan de 26 ans, médaille de bronze : « Le dernier tour a été très, très dur. Il ne me restait plus rien. Il n’y a même pas eu de moment où j’ai senti que je perdais le contact avec Mo Farah. Je crois simplement que je n’ai pas pu toucher ses talons de tout le dernier tour. » Puis Tanui a avoué qu’il s’était résolu à attendre son tour, quand Farah aura décidé de raccrocher les pointes. « Haile­ Gebrselassie est parti, puis Kenenisa Bekele est arrivé. Ensuite, il y a eu Mo Farah. Peut-être que le prochain ce sera moi. » Bonne nouvelle pour le Kényan, le quadruple champion olympique a annoncé qu’il arrêterait sa carrière sur piste en fin de saison, afin de se consacrer au marathon.

Mo Farah montre sa médaille d’or après avoir remporté le 10 000 m aux Mondiaux d’athlétisme, vendredi  4 juillet à Londres. (AP Photo/Tim Ireland) | Tim Ireland / AP

D’ici là, il restera donc à Farah, sauf accident, deux courses de 5 000 m dans ces championnats, mercredi 9 et samedi 12 août. « J’ai quelques coupures et des bleus, mais il faut être fort maintenant. J’irai voir les médecins, il me reste quelques jours pour être prêt », a résumé le principal intéressé. En tribunes, son compatriote Sebastian Coe, président de la Fédération internationale d’athlétisme, buvait du petit-lait. Les Mondiaux ne pouvaient pas mieux commencer pour les Britanniques. Et avec Mo Farah, ils pourraient très bien se terminer sur la même note.