Un bidonville de Port Harcourt, dans le sud du Nigeria, en juin 2017. / BENEDICTE KURZEN/NOOR POUR LE MONDE

La nuit, un drôle d’immeuble illumine timidement quelques ruelles étroites de Port Harcourt ; un petit cube design, en bois, alimenté par des panneaux solaires. Un paradoxe de plus de la capitale pétrolière du Nigeria, lovée au cœur du delta du Niger, dans le sud du pays.

L’or noir découvert il y a soixante ans aurait pu rendre la ville prospère, lui permettre de devenir une « smart city ». Las, la région est l’une des plus polluées de la planète et les pétroliers, alliés à l’Etat fédéral, n’ont pas estimé judicieux de consacrer une partie de leurs milliards de pétrodollars au développement local d’une ville qui grossit et s’appauvrit. Près de 1,8 million d’habitants vivent dans cette cité autrefois verdoyante, aujourd’hui grise comme le port pétrolier, comme les eaux de la rivière Bonny, comme le ciel. Alors, dans ce décor industrieux et miséreux, ce petit cube en bois écolo et incandescent détonne.

Pour s’approcher de cette création architecturale, il faut contourner le port et s’enfoncer dans les ruelles d’un des nombreux bidonvilles du sud de Port Harcourt qui s’étirent au bord des eaux sales de la crique Amadi. Pas de services publics depuis bien longtemps ni d’infrastructures dans ces coins laissés à l’abandon par le gouvernement local. « Les politiciens viennent ici seulement pour faire campagne. Ils promettent l’eau, l’électricité, des logements… Puis ils disparaissent, nous oublient et ne nous voient plus que comme des criminels, une menace sécuritaire », soupire Fubara Tokwibiye.

Un studio de musique flambant neuf

Engagé dans la vie du quartier, cet homme simple de 44 ans possède les clés du mystérieux cube qui, depuis 2011, trône tel un totem au cœur de ce grand bidonville appelé « Okrika Waterfront ». Au coucher du soleil, il le ferme à clé, « par mesure de sécurité ».

La nuit, Port Harcourt devient sombre et dangereuse. Petits et grands gangsters, trafiquants de drogue ou de pétrole côtoient des nantis escortés de gardes du corps bien armés et les filles de petite vertu dans les clubs chic ou les bars malfamés. Les bons travailleurs restent chez eux. Les expatriés, terrorisés par les kidnappings, s’enferment dans leurs hôtels et résidences ultra-sécurisés. Les 4x4 de la police rassurent et inquiètent à la fois, tant les hommes en uniforme ont fait montre de leur capacité à être violents, à racketter.

C’est donc en pleine journée que Fubara Tokwibiye donne rendez-vous. Autour du cube, il y a des gamins torse nu qui jouent dans l’eau, des pêcheurs désespérés par le contenu de leurs filets et des jeunes qui tuent le temps.

A l’intérieur, on tombe nez à nez avec Awesome Producer et ABI-D. Ils sont tous deux âgés de 28 ans, dirigent des musiciens et composent des mélodies mêlant hip-hop et rythmes traditionnels. Ils chantent le quotidien des jeunes des « ghettos » de Port Harcourt, leur vie d’autrefois, d’avant ce cube. Car l’immeuble renferme un studio de musique flambant neuf, avec batterie électronique et une myriade d’instruments, de tables de mixage et d’ordinateurs dernier cri. « Le meilleur studio de Port Harcourt, assurent à l’unisson les deux artistes, les yeux rivés sur l’écran géant Apple. Plus de raisons de faire des conneries du ghetto, on se consacre à l’art, à la production. »

Ecran de cinéma gonflable

Comme près de 500 000 pauvres vivant dans la quarantaine de bidonvilles au bord de l’eau, Awesome Producer, ABI-D et Fubara Tokwibiye sont des rescapés, d’anciens fantômes. L’an dernier encore, leurs maisons, leurs quartiers ne figuraient sur aucune carte de Port Harcourt. Ici, les débuts de la cartographie remontent à 1962, date du premier plan de la ville, réalisé par le géant pétrolier Shell. A quoi bon y ajouter ces poches de misère puisque les autorités de Port Harcourt ont déclaré, en 2008, que tous les bidonvilles du bord de rivière étaient voués à être démolis ?

Le 28 août 2009, près de 80 000 personnes ont été réveillées à l’aube par des bulldozers escortés par l’armée. Fubara Tokwibiye a assisté, impuissant, à la fuite de ces malheureux qui voyaient leurs taudis détruits en quelques minutes tout en devant encaisser les coups des forces de sécurité. Des scènes d’une violence aussi intense que banale au Nigeria, filmées avec brio par Michael Uwemedimo. Ce documentariste de renom, producteur de The Act of Killing (Joshua Oppenheimer, Christine Cynn, 2012), un film qui revient sur les massacres d’opposants politiques en Indonésie en 1965, se lance alors dans un projet qui durera une décennie. Le cube incandescent n’en est que la face visible.

« Lors de la destruction de 2009, j’étais avec les habitants. Ils savaient que la caméra leur appartenait, dit Michael Uwemedimo dans le charmant salon de sa maison. Ensuite, j’ai apporté un écran de cinéma gonflable dans le quartier pour projeter ces images. On a réfléchi avec les habitants à ce qu’on pouvait faire. On a lancé ensemble une campagne de résistance. »

Le documentaire ne lui semblait pas suffisant. L’auteur a cherché à agir, à impliquer les habitants. Impressions de tee-shirts « Housing is human rights », dépôt de dossier à la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), organisations de manifestations et campagnes de sensibilisation appuyées par Amnesty International. « J’ai réfléchi à un moyen de porter la voix de la communauté, à faire émerger les talents. Les habitants étaient incroyablement motivés et déterminés à s’exprimer. J’ai pensé à une radio. Ça leur a plu. On s’est lancé », explique Michael Uwemedimo. Chicoco Radio est née.

Fiction radiophonique

Avec le soutien d’organisations internationales comme la Banque mondiale et Amnesty International, deux studios sont aménagés, l’un dans un immeuble d’Okrika Waterfront et l’autre dans le cube, qui devrait être étendu pour se prolonger sur l’eau. L’architecte Kunlé Adeyemi – à l’origine de l’école flottante de Makoko, un bidonville inondé de Lagos – travaille sur ce projet emblématique en association avec les habitants, consultés pour le moindre détail. « On n’a pas forcément besoin de terminer le cube pour finaliser notre projet, mais c’est tellement symbolique pour montrer ce qui est possible et contribuer à changer la dynamique de la ville », assure Michael Uwemedimo.

Dans l’un des deux studios de Chicoco Radio, à Port Harcourt, au Nigeria, en juin 2017. / BENEDICTE KURZEN/NOOR POUR LE MONDE

Pendant ce temps, quarante jeunes ont été sélectionnés pour suivre des formations au journalisme et à l’écriture de récits. Dans un des deux studios, Titi, 38 ans, encadre l’écriture d’une série de fiction radiophonique de quinze épisodes qui traite notamment de la brutalité policière dans la région. Diplômée de la prestigieuse faculté des arts de l’université Ahmadu-Bello de Zaria, Titi découpe le récit avec douze jeunes auteurs issus du bidonville. « On a un personnage central, une sorte de superhéros qui est en fait un directeur de la police intègre. La plupart de ses hommes sont corrompus, violents… Et il a des enfants qui évoluent dans la ville, qui tombent amoureux…, dit Titi. On fait ensuite écouter nos productions dans les communautés, on organise des débats, puis on les diffusera sur les ondes. »

Les montages sont soignés, les habillages sonores léchés. Les personnages parlent et chantent en pidgin (forme de créole nigérian). Les compositions d’Awesome Producer et ABI-D s’intègrent à merveille dans ces œuvres d’art radiophonique collaboratives. Les auteurs abordent des questions de société et, plus largement, la destinée de cette grande ville minée par la violence. « J’aime écrire, m’isoler pour me mettre dans la peau de chaque personnage, bâtir les dialogues, raconter nos vies pour faire réfléchir, dit Favor Obianime, l’une des auteurs de cette grande série. Je me concentre sur les atteintes aux droits des enfants par les policiers et sur la violence en général qui frappe nos quartiers et plus largement Port Harcourt. »

« Exister sur les cartes »

Des destructions de bidonville se sont poursuivies depuis 2009, mais à une cadence moins soutenue. Chicoco Radio y est peut-être pour quelque chose. En tout cas, elle ne se contente pas d’être une radio, un lieu de création et de réflexion, un immeuble durable et design. Son action est aussi stratégique sur le plan de l’urbanisme sauvage et anarchique de ces quartiers. Michael Uwemedimo veut peser sur la géographie, interpeller avec ce projet multidimensionnel, démontrer qu’il est possible de transformer la ville.

C’est ainsi qu’au fil des ans, des spécialistes internationaux collaborent avec une équipe d’une douzaine d’habitants d’Okrika Waterfront pour réaliser une cartographie rigoureuse de leurs quartiers à l’aide d’un logiciel en open source. Au grand dam des autorités, les bidonvilles absents des cartes officielles sont désormais mieux représentés, sur Google Maps et d’autres plateformes, que les rues du centre administratif de Port Harcourt. La plupart des gens de ces quartiers n’avaient jamais vu de carte de leur vie. Désormais, ils en font.

« Même les policiers les consultent et ils se rendent compte qu’il y a bien des gens qui vivent ici, se réjouit Fubara Tokwibiye. En existant sur les cartes, en nous faisant entendre avec notre radio, en montrant en images la violence des démolitions, on montre qu’il n’y a pas que des criminels. Bien sûr qu’il y a des crimes ici, comme dans tout Port Harcourt. Mais les démolitions de bidonvilles augmentent la criminalité. »

Le soleil se couche, le cube s’illumine et, au loin, on peut voir les torchères rappelant que Port Harcourt doit tout au pétrole, son développement comme ses malheurs. « On vit désormais dans une économie post-pétrolière et on doit saisir cette opportunité, veut croire Michael Uwemedimo. L’avenir du Nigeria se trouve dans ses villes. Port Harcourt est un laboratoire. » Pour le moment, son projet « Chicoco » semble être l’expérience la plus audacieuse.

Le sommaire de notre série « L’Afrique en villes »

Cet été, Le Monde Afrique propose une série de reportages dans seize villes, de Kinshasa jusqu’à Tanger.