Devant un Apple Store, à Pékin, le 3 août 2017. | GREG BAKER / AFP

Editorial du « Monde » C’était le 21 janvier 2010. Pas même dix ans. Hillary Clinton, qui occupait le poste de secrétaire d’Etat avant d’être une candidate démocrate malheureuse six ans plus tard face à Donald Trump, avait prononcé un discours marquant. Elle y avait dénoncé la volonté croissante de plusieurs pays, en particulier la Chine, d’imposer censure et frontières numériques à leurs citoyens.

Pour Apple et Amazon, pas question de renoncer à cet immense marché, si besoin au prix de compromis sur les valeurs.

La chef de la diplomatie américaine avait établi un rapprochement avec la guerre froide : quand le camp soviétique avait dressé le mur de Berlin, l’information avait continué à circuler grâce à des militants qui diffusaient des samizdats, des publications clandestines. « Un nouveau mur de l’information s’abat sur une grande partie du monde, avait déclaré Mme Clinton. Et, au-delà de cette partition, des vidéos virales et des posts de blog deviennent le samizdat d’aujourd’hui. »

Au XXIe siècle en effet, une « grande muraille » électronique joue exactement le même rôle. Ce barrage a été mis en place par Pékin pour maîtriser les effets politiques indésirables d’Internet. Les réseaux sociaux créés par les Américains, comme Facebook ou Twitter, ont été bannis du territoire chinois.

L’interdiction ne vaut pas pour tout le monde. Certains peuvent passer le mur et ne se font pas prier : pour la plupart des géants d’Internet, il n’est de toute façon pas question de laisser tomber ce marché et ses millions d’internautes. Fût-ce au prix de compromis sur les valeurs qui fondent l’identité des sociétés occidentales. Foin des paroles fortes de Mme Clinton.

Un précédent dangereux

Deux des sociétés emblématiques du Net américain, Apple, pour lequel la Chine représente le deuxième marché au monde, et Amazon, viennent de se plier aux injonctions de Pékin.

Le régime communiste cherche à se débarrasser des VPN, ces outils qui permettent de contourner la censure. Et il a trouvé l’oreille de ces deux groupes, qui jugent désormais vital l’accès au juteux marché chinois. Pour Apple qui a expliqué, avec une fausse candeur, se conformer aux lois des pays dans lequel il mène ses affaires, il s’agit d’un précédent dangereux.

Priorité de Xi Jinping : maîtriser et développer le high-tech made in China, en imposant ses conditions.

Souvenons-nous que le combat du camp occidental face à l’Union soviétique, pendant la guerre froide, avait été mené au nom des valeurs, mais qu’il n’aurait pas été gagné sans l’avance des Etats-Unis sur le terrain technologique.

Aujourd’hui, la Chine semble avoir retenu la leçon, elle qui est obsédée par la désintégration de l’Union soviétique – le cauchemar à éviter pour Xi Jinping, le secrétaire général du Parti communiste chinois, qui doit être reconduit à l’automne, à l’occasion du XIXe congrès. Sa priorité est de maîtriser les hautes technologies, de les faire siennes coûte que coûte, soumettant drastiquement les acteurs du marché à ses conditions.

Moscou emboîte le pas à Pékin

En réussissant à obtenir ce qu’elle veut d’Apple, la Chine crée une brèche dans le bloc des valeurs occidentales et évite d’être devancée sur un terrain stratégique. C’est une double victoire pour elle, une double défaite pour les démocrates.

D’autant plus que les Russes ont emboîté le pas aux Chinois en interdisant également les VPN, et qu’un dirigeant européen comme Viktor Orban, le premier ministre hongrois partisan de la « démocratie illibérale » voit dans Pékin un modèle à regarder avec attention.

Alors, rappelons, nous aussi avec une fausse candeur, aux géants du Net le slogan de l’un des plus gros et connus d’entre eux, Google : « Don’t be evil » (« ne soyez pas malveillants »).