D’immenses files d’électeurs se sont formées dans tout le pays, mardi 8 août. / Ben Curtis / AP

Jusqu’ici, tout va bien. Les Kényans se sont déplacés en masse, mardi 8 août, pour une journée de vote plutôt réussie. Dix-neuf millions d’électeurs étaient appelés aux urnes pour élire leur président, mais aussi leurs parlementaires, gouverneurs de comtés et représentants locaux.

On donnait les Kényans apathiques, timorés, dégoûtés ou indifférents à la politique. Il n’en était rien. Ce pays a de la ressource. Et l’image qui restera sera sans doute celle de ces millions d’électeurs les bras chargés de bulletins colorés. Il y avait comme un air de printemps au Kenya, en ce doux mardi du mois d’août.

On a voté, partout et en masse. Malgré l’attente – parfois plus de sept ou huit heures pour un simple bulletin dans l’urne ! –, aucun électeur ou presque n’a renoncé. D’invraisemblables files d’attente de plusieurs milliers de personnes couraient pourtant sur des centaines de mètres le long des rues, envahissant les bâtiments publics.

On y trouvait tout le Kenya : ce pays de 48 millions d’âmes, l’un des plus cosmopolites du continent. Des jeunes branchés de Nairobi, manucurés à point et écouteurs greffés aux oreilles. Des guerriers masaï, venus voter en collier de perles et lance à la main. Des vieux cultivateurs kamba ou kikuyu, attendant leur tour le long des champs, sous la bruine. Des Kényans d’origine britannique, descendant de colons, un peu mal à l’aise. Des Somalis, patientant à l’ombre d’un acacia et ce jusqu’au camp de réfugié de Dadaab – le plus grand du monde. Et même des dizaines de détenus, en pyjama à rayures de bagnard, autorisés pour la première fois à choisir leur président.

« Democracy is a mess ! »

Bien sûr, il y eut parfois de l’agitation. Comme par exemple à Kibera, au bureau de vote du Soweto East Resource Center. A 6 heures du matin, ils étaient déjà des milliers à se presser devant le petit bâtiment à un étage – certains attendant depuis la veille au soir. Sous la pluie, toute la journée, on s’est bousculé, on a crié, on s’est insulté. Mais il n’y eut ni coup ni blessure. Et au bout d’un moment, il y eut même quelques rires.

« Les gens sont pénibles et bruyants, ils ne veulent pas suivre la procédure, se plaint Lina, une électrice fatiguée dans la file. Mais je vais attendre : j’ai un droit démocratique et je compte bien l’exercer ! » Certains sont moins vertueux. Les femmes accompagnées d’enfants sont-elles autorisées à passer et voter en première ? Vite, cela donne lieu à un petit trafic de bébés entre amis, histoire de couper la file. « Democracy is a mess ! », sourit gentiment un agent de la commission électorale (IEBC), scrutant la foule depuis les toits de tôle ondulée. Un joyeux bordel, en effet.

Tout n’a pas été parfait. Plusieurs électeurs, renversés ou piétinés par la foule, ont dû être transportés à l’hôpital. Quelques cas de fraude et des tentatives d’intimidation, menées par des militants politiques, ont également été rapportés par la presse. Les nombreux délais et la lenteur du processus ont forcé 300 bureaux de vote à retarder leur fermeture. Et à Nairobi comme ailleurs, le scrutin s’est souvent tenu dans des pièces trop petites et mal adaptées, dépourvues de lampes et rendues si obscures qu’on a dû y voter à la lumière des écrans de smartphones. Point de véritable isoloir non plus : les Kényans ont fait leur choix de président sur des petits bureaux de carton, à la vue de qui veut voir.

Opération de dépouillage à Kibera, dans la banlieue de Nairobi. / Jerome Delay / AP

Les « kits technologiques » ont fonctionné

Mais de leur côté, les « kits technologiques » n’ont pas failli – et c’était sans doute le plus important. Les tablettes biométriques, fabriquées par Safran, permettant d’identifier les électeurs et transmettre les résultats, ont souvent mis du temps à fonctionner. Il a parfois fallu changer quatre fois de machines ou tester à plusieurs reprises les dix doigts de la main des électeurs.

Mais de l’océan Indien au lac Victoria, tous les observateurs joints par Le Monde Afrique confirment le bon fonctionnement général des kits. « Tout s’est passé tellement mieux que prévu ! se réjouit Murithi Mutiga, chercheur à l’International Crisis Group (ICG). Pour l’instant, c’est l’une des élections les plus réussies de notre histoire ! Il y a eu des problèmes, mais pas dans une proportion suffisante pour remettre en cause l’élection. »

Pourtant, rappelle le chercheur, rien n’est encore joué. « Ce n’était que la première étape : maintenant, tout dépend du comptage des voix et de la transmission des résultats », poursuit M. Muthiga. C’est la séquence la plus dangereuse. Celle pendant laquelle toutes les fraudes et toutes les violences sont possibles.

Les résultats sont censés être transmis par Internet. Mais un quart des bureaux de vote du pays n’a pas la 3G ou même la 2G. « C’est vraiment très compliqué ! Les présidents de bureaux vont parfois être obligés de marcher dix kilomètres dans la nuit pour transmettre les résultats ! », se plaint une employée de l’IEBC, jointe par téléphone, qui travaille dans une région reculée au nord du comté de Baringo (Rift).

Un rejet des résultats par l’opposition pourrait provoquer un nouveau bain de sang au Kenya. « Le 27 décembre 2007, je suis allé déjeuner avec des amis dans l’après-midi. Le jour du vote n’est presque jamais un problème [au Kenya] », rappelait dans un tweet cet après-midi l’écrivaine et chercheuse Nanjala Nyabola. C’était juste avant le 30 décembre et l’annonce des résultats de la présidentielle. Juste avant l’explosion de violence et les massacres ethniques qui firent alors 1 200 morts et 600 000 déplacés. Il y a dix ans, exactement.