MRZYK & MORICEAU

À la rentrée, c’est sûr, on aura des livres sous le bras. C’est le nouveau signe de ralliement des gens importants. Il fut un temps où les portraits des puissants signalaient invariablement qu’à 8 heures du matin, ils avaient déjà lu toute la presse. « Cinq journaux au moins, insistait l’entourage. De L’Humanité au Figaro… » Dire de quelqu’un qu’il lisait tout, c’était signifier son ouverture d’esprit, sa curiosité. Mais depuis l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux, avoir lu des articles de tous bords avant le petit déjeuner est à la portée de n’importe quel insomniaque qui a laissé son téléphone sur sa table de chevet.

Le livre, en revanche, incarne la capacité à résister aux distractions immédiates, à rester concentré sur un sujet plus de deux heures. C’est l’anti-éparpillement. Quelques jours avant de quitter la Maison Blanche, Barack Obama accordait une interview au New York Times à propos de ses lectures. Façon de dire : « Je ne me satisfais pas de l’écume des choses. »

Sur sa photo officielle, Emmanuel Macron a ostensiblement placé Mémoires de guerre du général de Gaulle ouvert à sa droite. On devine aussi un recueil des œuvres de Stendhal et un autre d’André Gide. Mais deux téléphones bien visibles sur son bureau sont là pour rappeler que, s’il lit des ouvrages en papier, ce n’est pas parce qu’il s’est laissé enfermer dans une autre époque.

Rester fréquentable en période de média bashing

Le groupe McKinsey publie chaque année sur son site un panorama « Ce que lisent les PDG ». Même les héros de la tech’, ceux dont les entreprises sont justement des usines à distractions, brandissent leurs livres de chevet dans les conversations publiques. Pas des livres électroniques qu’on survole avec des « Control F » pour sauter directement aux noms propres. Non, de vrais livres avec des pages en papier et des couvertures en dur comme sur les photos du blog de Bill Gates qui poste chaque été ses conseils de lecture. Cette année, on y croise Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal, qu’il trouve « particulièrement poétique ». C’est son épouse Melinda qui le lui aurait conseillé. Il avoue s’être interrompu une bonne douzaine de fois pour chercher dans le dictionnaire des mots qu’il ne connaissait pas. Car les livres sont une source d’apprentissage permanent. En lançant son « année des livres » en 2015, Mark Zuckerberg expliquait sur sa page Facebook qu’ils « permettent d’explorer un sujet et de s’immerger avec plus de profondeur que la plupart des autres médias aujourd’hui ». Un bouquin sert à dire qu’on lit en restant fréquentable en période de média bashing. Il montre aussi qu’on sait sortir des contingences et de l’immédiateté. Et qu’on a la discipline de faire passer un pavé de 500 pages avant d’aller s’indigner de n’importe quelle publication enflammée sur les réseaux sociaux.

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Constituer son G20 perso avec des biographies

Auteur d’un podcast et d’un ouvrage sur les habitudes de personnalités suraccomplies, Timothy Ferriss les interroge sur leurs lectures plutôt que sur leurs habitudes média. « Les livres sont des mentors », s’explique-t-il. Après 250 entretiens, il a renoncé à leur demander quels sont leurs préférés – « il y a toujours un biais en faveur de ceux qu’on a lus en premier ou en dernier » – mais leur fait citer ceux qu’ils ont le plus souvent offerts ou conseillés. Quand Bill Gates évoque celui que Warren Buffett, son meilleur ami milliardaire, lui a recommandé lors de leur première rencontre en 1991 (Business Adventures, de John Brooks), on s’attendrait presque à ce qu’il lui ait confié une formule magique. Dans les conférences de presse de ces chefs d’entreprise visionnaires, il n’est plus rare qu’un journaliste leur demande ce qu’ils sont en train de lire. Twelve Against the Gods, a répondu l’an dernier Elon Musk à un reporter de Bloomberg. Aussitôt, les ventes des derniers exemplaires de cet ouvrage peu connu de 1929, retraçant le portrait de douze personnalités, d’Alexandre le Grand à Napoléon en passant par Casanova, se sont envolées.

« Mes ennuis avec le Congrès, ça avait l’air mesquin à côté des aliens qui allaient débarquer. » Barack Obama à propos d’un livre de science-fiction

Car les gens importants lisent souvent beaucoup de biographies, comme s’ils voulaient vérifier ce qu’ils auraient pu inventer d’autre ou quels autres pays ils auraient pu diriger. « Quand vous fréquentez par les livres des personnalités alors même qu’elles sont mortes, vous avez le sentiment d’une relation qui s’installe », expliquait récemment le premier ministre Edouard Philippe, lecteur en série. Avec des biographies, on se refait des petits G20 dans son coin. Obama a expliqué au New York Times trouver leur fréquentation utile pour se rappeler que les temps actuels ne sont pas exceptionnellement difficiles. L’ancien président prétendait aussi lire de la fiction parce que les briefings et autres mémos ne font travailler que la partie analytique du cerveau ; la fiction est une façon « de voir et d’entendre les multiples voix du pays ». Il aimait aussi la science-fiction, citant notamment Le Problème à trois corps de Liu Cixin. « Mes ennuis avec le Congrès, ça avait l’air mesquin à côté des aliens qui allaient débarquer. »

Sarkozy à « 70 % » de « Guerre et Paix »

Parler de ses lectures est aussi une manière de signaler qu’on sait équilibrer sa vie professionnelle et sa vie personnelle. « J’ai Marguerite Yourcenar qui m’accompagne dans les arbitrages budgétaires », confiait Édouard Philippe, plongé dans Mémoires d’Hadrien. Il était invité dans la matinale de France Culture pour la sortie de Des hommes qui lisent. Un titre qui en dit long. Dans ces Mémoires de lecteur, il se dit confondu à l’idée que sa classe ne lise pas plus. « On attend des politiques qu’ils aient une vision du monde. Où la trouver ? Dans la quotidienneté seulement ? » Il croit avoir entendu Sarkozy dire qu’il avait lu « 70 % » de Guerre et Paix. « Et arriva enfin Hollande, déplore-t-il, qui lui ne lisait plus rien et ne s’en cachait pas. »

Pendant la campagne électorale américaine, Tony Schwartz, l’auteur caché du best-seller de Donald Trump The Art of The Deal, s’était affolé à l’idée qu’il puisse devenir président. Il doutait auprès du New Yorker que Trump eût « jamais lu un livre entier de sa vie adulte ». Pendant les dix-huit mois qu’il avait passés à travailler avec lui, il n’avait jamais vu un livre sur sa table de travail, à son bureau ou dans son appartement. Hier, il fallait avoir écrit un livre pour faire de la politique. S’il faut désormais en avoir lu, la barre est beaucoup plus haute.